80

4 minutes de lecture

    — T'en fais pas ! Elle t'a pas encore quitté, tu t'inquiètes peut-être pour rien...

    C'est bien gentil de la part d'Ophélie de me rassurer mais elle ne vit pas ma situation. Il ne s'agit pas d'un pronostic lancé au hasard, quand je pense que ma relation avec Juliane touche à sa fin. Elle ne me regarde plus comme avant. Ne me touche plus comme avant. Plus rien n'est comme avant. Il va falloir gérer l'après-rupture. Je ne souhaite pas la revoir, je veux juste crever l'abcès une fois pour toutes.

    — Allez reprends-toi ! T'es tout recroquevillé, on dirait un petit vieux qui va mourir...

    J'avais oublié ses formules qu'elle seule peut sortir. Elle n'a pas tant changé depuis le temps. Elle a grossi. Sa corpulence reste normale, mais elle est plus en chair, avec des joues de hamster. Mieux vaut la voir comme ça que maigre comme autrefois, avant que l'on ne se parle plus. Mais le changement le plus intéressant est mental. Son agressivité s'est effacée au profit de sa douceur originelle.

    — Dis quelque chose ! Tu vas vraiment commencer à me faire peur...

    Que dire... Je ne sais que recevoir son affection, les mots ne parviennent pas à quitter ma tête.

    — Qu'est-ce qui se passe là bas ? On dirait une bagarre ! Regarde Florent !

    Ça ressemble en effet à une embrouille. Rien de physique mais les mots fusent. J'en connais un des deux. Le pote à Dany. William je crois. Celui que je souhaitais aborder l'autre fois, sans y parvenir. Il semble pris au dépourvu.

    — Ah mais j'en connais un des deux !

   — Ah bon ! Le maigre avec le piercing et le sweat à capuche ?!

   — Nan... Lui je le connais de très loin... Je parlais de l'autre. Thomas. Un pote à Diego. Il est impliqué dans la vengeance. Faut pas qu'il me voie avec toi... Viens !

    Voilà autre chose... Ophélie et moi nous cachons derrière une voiture, sur le petit parking face à l'entrée du parc de Haute-Claire. William approche et Thomas, plus grand et plus balèze que lui, suit ses pas. Leur discussion devient audible.

    — Reste là je te dis, reste là ! Fais pas ta flipette comme ça ! Dis-moi où je peux trouver ton pote !

   — Je sais pas je te dis...

    William continue sa marche, fait mine d'ignorer Thomas et le laisse vociférer dans le vent.

    — Ouais ouais vas-y casse-toi ! De toute façon on le trouvera tôt ou tard ton pote ! Depuis le temps qu'on le cherche on va pas le lâcher maintenant !

    Le calme revient. William s'engouffre dans l'avenue Saint-Exupéry. Pourquoi un tel acharnement ? Pourquoi tant d'années consacrées à la traque d'un seul individu, juste pour se venger d'une baston perdue ?

    — C'est fou de s'entêter à ce point-là sur quelqu'un qui après tout ne les a pas tué, même pas insulté...

    — Dis-toi Florent que ce genre de types ne raisonnent pas comme toi, en personnes civilisées... Pour eux, perdre une bagarre, c'est un déshonneur, ça se surmonte pas comme ça... D'autant plus que leur persévérance ne vient pas que de cette baston. Déjà avant, Diego voyait Dany de loin au collège, et le trouvait louche. Et tu sais que ça n'a rien de rationnel, je t'en ai déjà parlé. Selon lui, Dany dégage quelque chose de malsain, ça sort de ses yeux, de son sourire. C'est difficile à comprendre mais c'est comme ça. Tu rajoutes dans l'équation la misère morale dans laquelle il a grandi, lui et ses potes... Dans son quartier, le seul moyen d'avoir un statut passe par des démonstrations de violence. Sans oublier le fait qu'ils s'ennuient. Pour l'avoir côtoyé avec ses potes, j'ai bien vu qu'ils ont beaucoup de temps à tuer, et leur seule façon de se remplir l'esprit est la confrontation. Tout est prétexte à conflit : regard de travers, façon de s'habiller, un air qui ne leur revient pas – comme c'est le cas chez Dany.

    — Par contre y a un truc qui m'échappe... Pourquoi il cherche Dany vu qu'il sait où il habite ?

   — Ils veulent pas que la vengeance se déroule dans un lieu trop habité. Il leur faut un endroit à l'abri des regards, sans témoins. Et malheureusement pour eux, ils le voient parfois de loin quand il rentre ou sort dans son quartier, mais jamais ailleurs. En gros ils veulent savoir où il traîne.

    — D'ailleurs on devrait prévenir le pote à Dany, il doit pas encore être très loin...

    Ophélie lance des regards inquiets autour d'elle et acquiesce. Elle craint toujours qu'un ami de Diego, ou même simplement une connaissance de ce mec, la voie en ma compagnie. Nous pénétrons au pas de course l'avenue Saint-Exupéry, déserte en ce mois d'août. Je reconnais la grande pelouse du lycée Claude Bernard, visible de derrière les grillages, ainsi que le hublot du CDI, le bâtiment des matières artistiques, puis ce jaune vif qui entoure les fenêtres.

    — Florent attends !

    Quelque chose la tracasse.

    — Si on le prévient, on sait pas ce qu'il va faire après. J'ai peur qu'il en parle autour de lui et que ça remonte jusqu'à la police. Ce qui me mettrait dans l'embarras... J'ai une complicité dans cette histoire. Si Diego se fait arrêter, je tombe avec lui.

    Ça ne m'était pas venu à l'esprit, et elle a raison. Du coup j'ignore comment on va sortir de cette impasse. Préserver la liberté d'Ophélie s'impose comme une évidence. Mais la conscience de laisser un drame survenir va parasiter mon sommeil pour un grand nombre de nuits...

Annotations

Vous aimez lire Frater Serge ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0