Chapitre 1
Le plus dur, c'est de devoir continuer à vivre...sans lui. -André Gide
Derrière moi, la porte de ma chambre s'ouvre dans un léger grincement, offrant une unique chance à la lumière de se faufiler jusqu'à moi. Elle parvient à grand-peine à éclairer les restes de ma petite personne brisée, roulée en boule sous les draps. Pourtant je n'y prête aucune attention, je ne bouge pas d'un millimètre. La voix grave de mon père me parvient de loin, flou, comme si j'étais à moitié sous l'eau, en train de me noyer dans mes larmes, figé par ma peine.
"Gabriel... Ecoute, je sais que c'est dur mais tu dois sortir de ton lit, tu n'iras pas mieux si tu n'essaies pas."
Je ne prends même pas la peine de lui répondre, je n'en ai pas la force. Qu'est ce que je pourrais lui raconter de toute façon ? Que j'ai l'impression que rien n'a plus de sens ? Que mon monde s'est écroulé tout entier ? Je pourrais lui dire que je suis incapable de me lever, incapable d'affronter son absence, incapable de surmonter tout ça. Que je préfère me perdre dans mes souvenirs plutôt de me forcer à ne pas y penser. Je lui raconterais peut-être que je suis autant en colère que dévasté, qu'à l'intérieur de moi, c'est comme si un incendie dévorait mes entrailles. Parfois, j'espère qu'il va me consumer tout entier, que tout ce qu'on retrouvera de moi, ce sera un tas de cendre chaude.
Dans mon dos, je sens le lit s'affaisser un peu, l'odeur de monoï de ma mère m'emplit les narines alors que sa main caresse doucement mes cheveux, elle chuchote :
"Gabi..."
Un seul mot et pourtant, elles sont de retour : les larmes. Ces gouttes d'eau salées qui me brûlent les yeux, puis les joues, qui se glissent jusque dans mon cou avant de finir leur course sur mon torse, mes draps ou son pull. Ce surnom raisonne en moi, je ne veux plus l'entendre, je ne peux plus l'entendre, parce qu'il me rappelle. Il me rappelle qui est-ce qui m'appelait comme ça. Qui est-ce qui ne m'appellera plus comme ça, qui est-ce qui ne m'appellera plus du tout. C'était lui, lui qui chuchotait mon prénom dans le noir lorsqu'il ne trouvait pas le sommeil, lui qui venait m'embrasser la tempe à chaque fois qu'il pouvait le faire, lui qui m'aimait sans se poser de question, simplement et naturellement. Lui que j'aimais en retour et de tout mon être. Je parle de lui au passé maintenant, parce qu'il n'est plus là, parce qu'il ne sera plus jamais là. Je ne le verrai plus toquer à me fenêtre au beau milieu de la nuit, je ne le rejoindrai plus chez lui à l'improviste, je ne le retrouverai plus devant ce grand portail jaune qui a vu bon nombre de nos câlins de bonjour, de nos baisers d'au revoir, de nos rires. Nous étions ensemble partout, tout le temps, ensemble à la cafétéria, ensemble pendant nos heures libres, ensemble le matin, ensemble le soir, ensemble la nuit, ensemble pendant les vacances. Ensemble. Toujours. Maintenant je suis seul. Seul pour le restant de mes jours.
J'étouffe mes sanglots comme je peux, je ne veux pas que maman s'en aille. Je ne veux pas qu'elle fuit devant ma peine. Pourtant, je sens sa main quitter mes cheveux, ses lèvres se poser sur mon front, son corps quitter mon lit. Puis le grincement revient, la porte se referme et la lumière fuit elle aussi.
Je suis de nouveau là où j'étais quelques minutes auparavant, seul avec mes pleurs, dans le noir de ma chambre, sans sa chaleur à mes côtés, sans son souffle dans mon cou, sans lui, sans maman, juste moi. Je tombe dans les abysses de mon chagrin qui semble infini et je ne sais pas comment remonter, alors je continue de sombrer. Un faible filet de lumière réapparaît avant de s'envoler, encore, mon matelas s'enfonce à nouveau dans mon dos. Ce n'est pas le parfum de maman qui m'enveloppe cette fois, je reconnais l'odeur mentholé de mon grand frère qui s'allonge derrière moi. Ses bras entourent ma taille et m'attirent à lui sans forcer, je me laisse faire et me retourne même pour me caler complètement contre son torse. Ses grandes mains tracent doucement des cercles dans mon dos et je pleure, pleure et pleure encore.
Du haut de ses vingt et un ans, il est le seul qui soit vraiment là, il affronte ma colère et le mal qui me ronge sans fuir. Je ne sais pas combien de temps je passe dans ses bras, peut-être une heure, peut-être deux ou plus. Mes larmes se sont taries depuis un petit moment lorsqu'il me chuchote :
"Hey..."
Je lui réponds de la même manière et il continue :
"Maman m'a dit que ça n'allait pas fort, je crois que c'était un énorme euphémisme non ?"
Je me contente de hocher la tête contre son T-shirt mouillé par mes larmes.
"Tu sais... t'es pas tu seul, hein. Les parents sont peut-être pas doués pour l'exprimer et encore moins pour te réconforter un peu mais ils s'inquiètent vraiment. Je pense que... ils ont raison dans un certain sens. Tu ne peux pas te laisser mourir."
Bien sûr qu'ils ont raison mais... je ne sais pas. Je ne sais pas comment faire. Ni à quoi ça va servir.
"Pourquoi ? Il est parti, Jack. C'est comme si... je sais pas comme si on m'avait arraché tout ce qui me rendait vivant. J'ai l'impression que c'est de ma faute, s'il n'est plus là. Je n'ai pas réussi à le rendre assez heureux pour le retenir..."
A vrai dire, je n'ai même pas vu qu'il allait mal. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça.
"Hey... C'est pas de ta faute. Personne ne s'y attendait. Il n'a rien dit, rien montré, tu le sais. Tu devrais au moins retourner au lycée, revoir tes amis. Ton téléphone sonne minimum dix fois pas jour et tu dois avoir une centaine de messages non-lus de la part de Liam doublé d'une vingtaine d'appels manqués. Et puis, tu crois vraiment que Tyler aurait aimer te voir comme ça ?"
Son prénom me fait l'effet d'un coup de poignard, mais il faut croire que je n'ai plus aucune larme à verser pour aujourd'hui. Bien sûr que non, si Ty me voyait à cet instant, dans cet état végétatif, il descendrait tout droit du paradis pour venir me faire bouger mon cul. Il rigolerait à moitié sur le fait que je suis sur le point de ne faire plus qu'un avec mon lit, je l'entends d'ici me dire : "Tu as intérêt à avoir levé tes fesses de ce matelas dans les cinq prochaines minutes sinon c'est moi qui vais venir t'y déloger !".
Peut-être que je devrais me relever ? Oui, peut-être. Je devrais peut-être au moins essayer ? Pour lui. Mais je ne sais pas comment surmonter son absence. Je n'ai pas la force de croiser son ombre dans les couloirs, d'apercevoir son reflet dans le miroir. Il y a leur regard à eux aussi, ceux qui le connaissaient, ceux qui on eu vent de la nouvelle, ceux qui savent. Je ne veux pas de leur pitié, je ne veux pas de leurs condoléances, je ne veux pas de leur hypocrisie. Tout ça me rend malade. Mais peut-être que je devrais au moins essayer de me relever. Peut-être ? Peut-être. Peut-être même que j'y arriverais, que je parviendrais à vivre avec son seul souvenir. Et si je n'y arrive pas, et bien tant pis, je rejoindrais mon lit et sombrerais dans mon déni jusqu'à en mourir. Dans tous les cas, je n'ai plus grand importance sans lui.
Si je n'y arrive pas, je les quitterais tous, pour rejoindre mon Tyler.

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