Chapitre 34
I know the procedure, tryna come to my place / Turn around, that's so far -Tyla
J'entends la clé tourner dans la serrure, puis la porte grincer. Deux voix que je reconnais presque instantanément lancent à l'unisson :
"Bonsoir !"
Lili et monsieur Bells senior leur répondent de la même manière. Moi, je ne bouge pas, je reste ici, au coin du feu. Tyler aussi reste immobile, son pouce trace de petits cercles sur la peau de ma main. La porte se referme. Les deux adultes réapparaissent, suivis de près par un grand homme qui retire son capuchon, laissant s'échapper une grande cascade de cheveux argentés sur ses épaules : Tyr. Derrière lui, une panthère couleur crème boite légèrement, un large pansement recouvre l'une de ses pattes arrière : Harcogne. Cette dernière est la première à nous remarquer, ses yeux orange, démunis de pupilles, se tournent vers nous avant de s'écarquiller. Elle marque un temps d'arrêt, ce qui attire l'attention de Tyr, qui nous aperçoit à son tour. Il lance :
"Eh bien, jeunes hommes, vous êtes toujours aussi surprenants..."
Je jette un regard vers Tyler qui sourit :
"Je prends cela comme un compliment !"
Ils rient tous les deux et moi... je ne sais que penser. Je n'ose toujours pas y croire ; je pense que si je le faisais et qu'ensuite, on me disait que ce n'était qu'un stupide rêve, je ne survivrais pas. Une deuxième fois serait de trop, alors je ne dis rien, par peur de rendre tout ça trop réel ou, au contraire, que tout s'arrête. Mon petit ami tourne ses yeux pâles vers moi, une douce fossette fait son apparition au coin de ses lèvres et mon regard se perd dans la contemplation d'un si simple dessin. Elle disparaît avant de revenir alors qu'il chuchote à mon intention :
"Tu tiens le coup ? Ça fait beaucoup, pas vrai ?"
C'est peu de le dire. Je hoche la tête, incapable d'articuler le moindre mot. Il dépose un baiser sur ma joue et se relève avant de me tendre une main que j'accepte presque à contre-cœur. Les adultes sont déjà tous attablés autour de six bols fumants. Je me laisse entraîner jusqu'à une chaise sur laquelle je m'assois, l'esprit perdu à quelques kilomètres de moi. Distraitement, je fixe mon plat sans en avaler une bouchée. Suis-je condamné à croire, espérer, puis retomber avant de revenir pour y croire davantage, pour mieux sombrer une fois encore ? Dois-je me persuader que tout cela est vrai, que je suis bel et bien assis ici, avec ces gens-là, ceux qui sont partis plus ou moins récemment et ceux qui ont toujours vécu dans ce monde ?
"Gabriel, je vais finir par croire que ton esprit est toujours aussi bruyant, cela doit être fatiguant à force."
Je relève la tête vers la passeuse qui a cessée de laper sa soupe pour mieux m'observer. C'est vrai qu'elle est capable d'entendre mes pensées. C'est fatiguant, c'est vrai, épuisant même, mais je n'ai pas le choix, je ne sais pas faire autrement... Voyant que je ne réponds pas, elle continue :
"Écoute, je pense que Tyler et Lili ont déjà essayé de te convaincre que tout cela est vrai, rien ne sort de ton imagination."
Ils ont essayé, en effet, mais je ne crois pas qu'ils aient réussi. Si tout cela était vrai comme ils le disent, comment suis-je retourné dans le monde des vivants ? Comment Tyler s'y est-il retrouvé lui aussi ? Et par quel miracle sommes-nous revenus dans celui des morts ?
"Ce miracle, comme tu dis, je n'en connais pas l'origine. Seulement, Leyenda est parvenu à envoyer Tyler à ce que nous appelons la troisième étape. L'âme qui y est prend une forme, celle qu'on appelle communément "fantôme", et elle est forcée de rester à l'emplacement de sa sépulture et ne peut, normalement, être vue ou entendue par personne. C'est cela qui est étrange dans votre retour ici. Quant à toi, Tyr a eu un réflexe qui t'a sauvé. Leyenda te réservait une place au gouffre, mais le sortilège du Dieu fut plus rapide et te renvoya dans le monde des vivants, qui était le lieu le plus sensé et le plus sécurisant pour toi sur le moment."
Tout colle, et cela m'effraie autant que cela me rassure. C'est d'accord, je vais tenter d'y croire, mais ce sera la dernière fois... Je souris à Harcogne et remercie Tyr pour son acte, qui, je l'ai compris, m'a préservé d'une atroce souffrance.
*****
J'attrape le bol que me fait passer Tyler et l'essuie en observant le roulement des muscles de son bras alors qu'il lave la vaisselle du dîner. J'observe son profil en passant le torchon sur le même verre depuis bien trop longtemps lorsqu'il me jette un regard avec un petit sourire en coin.
"Je pense que ce verre est sec depuis au moins dix minutes."
Je sursaute presque en l'entendant m'adresser la parole, j'étais complètement perdu dans ma contemplation. Je me hausse sur la pointe des pieds pour ranger l'objet dans le placard alors qu'il s'essuie les mains sur le chiffon que je tiens encore. Il m'offre un clin d'œil exagéré alors que je m'assois sur le plan de travail sans vraiment savoir pourquoi. Lili et monsieur Bells sont montés se coucher, quant à Tyr et Harcogne, le premier est étendu sur le canapé et la seconde, roulée en boule près du poêle. Je n'ai pas envie de dormir, j'ai peur de me réveiller chez moi, ou encore au pied de sa tombe. Tyler se place en face de moi, ses bras enroulent mes hanches et il dépose sa tête contre mes cuisses :
"Ça m'avait manqué, tu n'imagines pas à quel point..."
Oh si. J'imagine aisément. Moi aussi, cela m'avait manqué : lui, sa présence, ses câlins, ses lèvres, tout. J'avais comme un vide constant au niveau de la poitrine, tout près de cette petite bête à la poigne gelée qui remplaçait mon cœur. Elle est encore là, parfois, durant une minute ou quelques secondes seulement, mais elle est moins violente, comme endormie. Je passe mes doigts dans ses cheveux alors qu'il se redresse, m'attire vers lui et me hisse contre son torse. Je rigole doucement en enroulant jambes et bras autour de lui. J'enfouis mon visage dans le creux de son cou, respirant l'odeur de son gel douche sucré alors qu'il nous emmène dans sa chambre. Il me dépose sur son lit et, lorsqu'il s'allonge à son tour, je me love tout contre lui. Oui, cela m'avait manqué. J'ai l'impression de ne pas l'avoir vu pendant des années alors que cela ne fait qu'à peine plus d'un mois...

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