Chapitre 38
In your hands, there's a touch that can heal / But in those same hands, is the power to kill - Sam Tinnesz & Zayde Wolf
Le gouffre n’est que néant, aux premiers abords. Une cavité sombre et si profonde qu’il est impossible de distinguer la moindre chose à l’intérieur, malgré le soleil brillant au-dessus de nos têtes. Une épaisse fumée noire volète doucement au-dessus de la fosse. Je n’ose pas m’approcher, de peur que ce soit elle qui transforme les âmes en monstres.
"Ne vous approchez pas trop, il ne faut pas que nous nous fassions repérer…"
Cela m’étonnerait que quelqu’un nous voie d’en bas. Entre la distance et cette fumée, même avec des yeux surdéveloppés, ce ne doit pas être un exercice facile. Pourtant, j’obéis et recule d’un pas. Comment sommes-nous censés descendre là-dedans sans nous faire repérer ? Je ne vois aucun passage, il n’y a ni escalier, ni corde… Harcogne se place à côté de moi et de Tyler, tandis que Tyr se penche légèrement par-dessus la fosse avant de reculer en fronçant le nez. Elle explique :
"Les âmes présentes dans le gouffre ont commis un crime dit impardonnable : par exemple un meurtre en pleine conscience, un viol, ou quelque chose dans le genre. Elles n’ont absolument pas le droit de sortir, encore moins une fois qu’elles sont complètement transformées. Il n’y a donc ni sortie, ni entrée."
Ces âmes sont pourtant passées quelque part pour y entrer, non ? Höle également. Tyr prend la suite de la passeuse :
"Il n’y a qu’un seul moyen de rentrer… Il faut sauter."
Sauter ? Mais voyons, c’est tout simplement suicidaire ! C’est une blague, forcément. Je veux dire, même s’il n’y a plus que moi qui puisse mourir, eux ne sont pas à l’abri de se casser quelque chose, de s’assommer, ou de se blesser gravement… Sans compter qu’Harcogne a déjà une patte douloureuse.
"Tyr peut ralentir notre chute de façon à ce qu'il n'y ait aucun blessé. L'unique risque que nous prenons, c’est celui de nous faire repérer et attaquer. Les créatures vivant ici sont sous les ordres de Në Dashuri."
J’imagine que nous n’avons pas d’autre solution… Je soupire, et Tyler attrape ma main. Le nichel, sagement assis entre mes pieds, émet un couinement. Il lève ses grands yeux vers moi.
"Mieux vaut que tu restes ici, toi."
Il baisse la tête et part s’allonger non loin, à l’abri d’une roche. Alors que je l’observe souffler en posant sa truffe sur ses pattes, Harcogne se rapproche du bord et nous intime de la rejoindre, ce que nous faisons sans bruit. Tyr attrape la passeuse et pose sa grande main sur mon épaule.
"À trois ?"
Nous acquiesçons, et le décompte commence.
"Un…
- Deux…
- Trois.
J’avance mon pied droit au-dessus du vide et, sans lâcher la main de Tyler, je me laisse tomber dans un cri muet. Le sol disparaît sous nos corps. Je sens mon ventre se retourner alors que le temps s’effiloche : une seconde me paraît infinie. Mon cœur remonte dans ma gorge, je ne sais plus si c’est moi qui tombe ou le monde qui s’envole. Tout est flou autour de moi, l’air soudainement plus chaud fouette mon visage, soulevant mes cheveux et mes vêtements. Je ferme les yeux, me préparant à l’impact, impuissante face à la gravité. Pourtant, rien ne vient. Je rouvre les yeux pile au moment où mes pieds rencontrent le sol avec douceur.
J’inspire profondément, avant de regretter aussitôt cette action. Une odeur nauséabonde et asphyxiante s’infiltre dans mes narines, dérivant jusque dans ma gorge. Je tousse, tentant de chasser cette fumée qui brûle ma trachée. La main de Tyler me tire brusquement vers lui, son bras entoure mon bassin si fort que je ne peux pas bouger. Ses mains sont chaudes… Un peu plus loin, j’aperçois la passeuse, au pied de… Tyler ? À deux mètres de moi se tient Tyr, qui retire la poussière de ses vêtements. Mon sang gèle dans mes veines. Ce n’est pas Tyler. Ce n’est pas Tyr. Qui est-ce ? Je baisse les yeux sur la main qui me retient : une paume grisâtre, s’assombrissant jusqu’à noircir le bout des doigts et les ongles. Je retiens un haut-le-cœur. Mes yeux s’écarquillent. Je tente de me soustraire à sa poigne, en vain. Mon palpitant rate un battement. La voix de Tyler chuchote :
"Gabi ?"
Alors que j’ouvre la bouche, une seconde main se plaque sur mes lèvres. Je lâche un cri de surprise au moment où un éclair bleu fuse à quelques millimètres de ma tête. Les mains desserrent leur emprise tandis qu’un son aigu et inhumain retentit juste derrière moi. Je me dégage et rejoins Tyler et la passeuse en une seconde. J’attrape le bras de mon petit ami en remerciant Tyr, à l’origine de l’éclair.
"Nous devons nous empresser de trouver Höle. Il est certainement parti prévenir ses congénères…"
Je hoche la tête. Je n’ai vu que ses mains, et pourtant cela suffit à me provoquer des frissons de dégoût. Ces créatures ont-elles réellement été humaines un jour ? J’ai du mal à l’imaginer… Sans lâcher mon petit ami, je me tourne vers Tyr et Harcogne :
"Comment fait-on pour trouver Höle à travers toute cette fumée ?
-Le dieu du dit “enfer” possède une demeure au sein du gouffre. C’est certainement là-bas qu’il est enfermé."
Cela ne règle en rien notre problème : certes, l’objet de nos recherches est imposant, mais il est impossible de voir à plus d’un mètre autour de nous à cause de ce brouillard sombre…
"C’est exact. Le palais de mon fils se trouve au centre du gouffre. Le mur d’enceinte est derrière nous : si nous avançons tout droit, nous tomberons dessus à coup sûr."
C’est certainement notre seule solution… Nous avançons doucement, tentant de garder le cap, mettant un pied devant l’autre. Le tapis de poussière présent sur le sol étouffe le bruit de nos pas.
Cela fait exactement mille quatre cent quarante-deux secondes que nous marchons lorsque le brouillard s’estompe doucement devant nous. Notre champ de vision s’étend jusqu’à une dizaine de mètres, révélant ce que j’imagine être la fameuse demeure de Höle : un palais de pierre couleur ébène, d’une taille plus réduite que celui de Tyr, mais d’une immensité écrasante tout de même. De larges et hautes fenêtres laissent entrevoir un intérieur sombre, simplement illuminé par une lueur rouge. Harcogne saute sur le rebord d’une vitre et étudie chaque recoin de la pièce sur laquelle elle donne. Elle descend avant de recommencer sur chacune des ouvertures. Puis elle s’assoit au sol, en soupirant :
"Il n’y a personne de visible…"

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