Chapitre 39

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A thousand armies couldn't keep me out [...] I'm gonna raise the stakes, I'm gonna smoke you out - Florence + The Machine

 Une porte en bois sombre nous fait face, imposante et finement sculptée. On y voit un jeune homme que j'identifie comme Aljann grâce au portrait de la bibliothèque. Il tient dans ses bras une enfant souriante, avec une fleur dans les cheveux. Serait-ce Në Dashuri ? Les détails des deux personnages sculptés sont impressionnants ; il ne manque que les couleurs...
Tyr s'avance et appuie sur la poignée. Rien ne se passe : la porte est fermée, bien sûr.

 Je m'approche, curieux, et scrute chaque détail du bois. À certains endroits, une légère lueur bleue, presque noire, scintille faiblement.

"Les traces d'un enchantement... Cette porte ne peut pas être ouverte."

 Il n'y a donc aucun moyen d'entrer. Nous ne pouvons pas prendre le risque de l'appeler, nous serions repérés bien trop rapidement.
Je ne peux m'empêcher de faire glisser mes doigts sur le bois : il est chaud.
Je recule pour me réfugier près de Tyler lorsqu'un son, semblable au cri de la créature qui m'a retenu tout à l'heure, retentit au loin.

 La passeuse tente quelque chose : elle s'approche et tape trois fois contre la porte. Sous sa forme de chat, le bruit est à peine perceptible. Pourtant, un craquement se fait entendre, comme si l'on marchait sur du parquet. Une ombre passe derrière la fenêtre la plus proche, puis réapparaît, comme si elle était revenue sur ses pas. Une voix grave résonne doucement : c'est comme si le palais chuchotait, avec un timbre rauque et intimidant.

"Père... ?"

 J'observe Tyr s'avancer vers l'ombre derrière la fenêtre, sans oser en faire autant.
De là où je suis, je ne distingue aucun trait de son visage. C'est un homme, aussi grand que Tyr, à la silhouette droite et élancée. Serait-ce Höle ?
La voix reprend, un murmure grave :

"Je croyais que vous me méprisiez. Pourquoi êtes-vous ici ? Où sont Aljann et Në Dashuri ? Et qui sont ceux qui vous accompagnent ?"

-Jamais je ne t'ai méprisé... Nous sommes victimes d'une trahison dont ton cœur souffrira. Ces jeunes gens ont été inclus malgré eux dans cette histoire... J'imagine que tu ne peux nous faire entrer ?"

 Seul le silence lui répond. Alors j'ose m'approcher, emportant un Tyler à demi consentant avec moi. Je le vois maintenant : un homme à la peau aussi sombre que la pierre de son palais, aux yeux aussi flamboyants que le feu de son amour, et aux cheveux longs tressés, retombant quelque part dans son dos. Il fronce les sourcils, paraît méfiant, puis son regard nous étudie — moi, Tyler, la passeuse et Tyr.

"Je ne le peux. N'avez-vous pas scellé cette porte vous-même ? Qui donc est l'auteur de trahison, si ce n'est vous ?

-La jeune déesse aux fleurs bleues.

- Je ne peux vous croire !"

 Sa dernière phrase fut plus haute que les autres. Lorsqu'il s'en rendit compte, il reprit plus bas :

"Vous croyez sincèrement que celle qui est ma fille, l'allégorie de mon amour, m'aurait retiré toute joie, enfermé ici, et éloigné de celui pour qui vibre mon âme ? Vous mentez. Si ce n'est pour cessez vos enfantillages et me permettre de les retrouver tous les deux, allez-vous en."

 Tyr avait raison : il n'y croit pas. Il ignore que son père dit la vérité... mais comment le lui faire comprendre ? Ne croit-il pas en la légende ? C'est pourtant bien sa voix que nous avons entendue ce soir-là, lors de mon arrivée : sa voix, et celle d'Aljann. Harcogne saute sur le rebord de la fenêtre et exécute une courbette respectueuse avant de prendre la parole :

"Mon Seigneur, pardonnez mon audace. Je ne suis qu'une passeuse, mais votre père dit vrai. Je suis sûre que vous avez eu vent de la légende, n'est-ce pas ? Nous avons entendu votre voix et celle de votre amant s'élever, et le ciel se teinter de somptueuses couleurs."

 Le dieu examine la petite créature assise sur sa fenêtre un instant, puis tire un fauteuil derrière lui et s'y assoit, face à nous.

"La légende n'a jamais parlé de Në Dashuri. J'imagine que vous avez des explications à me donner."

 Alors Harcogne raconte notre arrivée, comme elle l'a fait avec Tyr. Le dieu inférieur l'écoute attentivement. Lorsqu'elle parle du fait que la déesse a accès à mon esprit, il me fixe, et j'ai l'impression que son regard peut lire mon âme. Quand elle a fini, il se relève sans un mot, remet le fauteuil à sa place et s'adresse à moi :

"Je veux que tu me fasses l'exacte description de celle que tu as vue dans ton esprit."

 J'obéis : je décris ses longs cheveux dorés, sa peau pâle, sa beauté impressionnante, la douceur de son visage et ses yeux semblables aux siens. Au fil de mes paroles, sa mâchoire se crispe, ses iris se teintent d'un rouge plus soutenu, ils brillent presque dans l'obscurité. Lorsque je me tais, je l'observe s'éloigner, puis disparaître de notre champ de vision. Tyr nous attrape par les épaules et nous éloigne de la fenêtre avec un sourire à la fois coupable et peiné :

"La colère d'un dieu trahi est dangereuse, même si ce n'est pas vers vous qu'elle est tournée."

 Un grand bruit me fait sursauter, comme si l'on avait envoyé valser le contenu d'un meuble.
Un grondement sourd résonne autour de nous, d'abord doucement, puis de plus en plus fort.
Un souffle d'une puissance terrible brise jusqu'à la dernière vitre du palais. Les éclats de verre volent çà et là ; l'un d'eux glisse contre ma joue, formant une entaille douloureuse dont je ne me soucie guère. Je garde mon regard fixé vers l'intérieur de la demeure. J'aperçois Höle, appuyé contre une grande table en marbre qui se désagrège lentement sous ses doigts. Le grondement s'estompe, remplacé par un silence pesant qui m'écrase le cœur. Alors qu'il se tourne de notre côté, les poings serrés au point d'en ouvrir les paumes avec ses ongles, ses yeux se fixent sur un point derrière nous. Son souffle est rauque et haché ; des larmes d'encre coulent le long de ses joues, ajoutant une douleur sourde à sa haine abyssale. Le sol tremble sous nos pieds, si fort que j'en perds l'équilibre. Les genoux dans la poussière, j'observe la colère du dieu se déchaîner dans ses pupilles. Une fumée sombre s'élève et tourbillonne autour de nous ; ce n'est que maintenant que je vois les créatures immondes qui nous surveillaient. Elles battent en retraite, s'abritant dans des cavités de la roche plus ou moins hautes.

 Un grincement me fait tourner la tête vers le palais. La porte s'ouvre sur le seigneur des abysses, les yeux brûlants de vengeance et de pleurs mêlés.

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