Chapitre 40

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Do you dare to look him right in the eyes? [...] they will run you down, down 'til you fall – Kaleo

 Un filet de sang d’un rouge soutenu s’écoule au coin de ses lèvres alors que le dieu cache le tremblement de ses mains en nous rejoignant. Il vacille légèrement malgré la flamme encore vive dans ses pupilles. Tyr s’approche, et nous observons les deux divinités se prendre dans les bras sans un mot. Le son de ses sanglots me serre le cœur, le silence est tel que je l’entends chuchoter :

"Habituellement, cette douleur m’aurait fait rire, mais dites-moi que ce n’est pas ma faute... dites-moi que ce n’est pas elle... Pas celle qui est née de notre amour..."

 La voix du Diable se brise, éteinte, étranglée entre deux respirations, par la douleur et la trahison. L’écho de ses mots résonne contre les parois du Gouffre, se mêlant au souffle lourd de la terre, aux respirations sifflantes des créatures apeurées. Personne ne lui répond, ni son père, ni même les éléments. Seul le battement régulier d’un cœur divin, quelque part entre nous, pulse comme un tambour funèbre, rappelant que, malgré la douleur, il est encore là. Peut-être l’espoir renaît-il toujours ? Peut-être pouvons-nous libérer Aljann, voir l’amour des dieux inférieurs éclairer les cieux sans qu’une seule ombre ne plane au-dessus de tout.

 Tout autour de nous, le monde semble suspendu, comme si animaux, éléments et êtres vivants retenaient leur souffle. Les monstres se terrent, les ombres se plient, la fumée sombre disparaît. Même les abîmes retiennent leur haleine, comme si la douleur d’un dieu, doublée de celle d’un père, suffisait à les faire taire. Qu’adviendra-t-il maintenant ? Comment sortir d’ici sans danger ? À qui les créatures sont-elles fidèles ? Leur maître de toujours, ou la jeune déesse récemment élevée au rang de Suprême ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, la seule chose me sautant aux yeux, ce sont les larmes noires dévalant les joues de Höle. Je baisse le regard, incapable de soutenir cette détresse.

 À ce moment pourtant, alors qu’aucun signe ne m’y prépare, quelque chose s’infiltre en moi, doucement. Sournoisement. Cela glisse dans mes pensées comme une brume tiède ; sa présence discrète ne m’échappe pas. Je la reconnais, elle, et la douleur qui va avec. Le sang pulse déjà à mes tempes, et une peur sourde m’envahit : celle d’entendre, encore une fois, une voix étrangère dans mon esprit. Une voix qui ne m’est plus si inconnue, que j’ai déjà entendue un mois auparavant. La sienne. Celle d’une déesse aux yeux aussi ardents et brûlants que son pouvoir, à la puissance aussi dévastatrice que sa beauté. Fille de dieux, déesse aux fleurs bleues : Në Dashuri.

 Je ferme les paupières, mais la douleur s’intensifie déjà, le froid s’invite sous ma peau. Je n’ai plus le contrôle de mon corps, mon cœur est comme pris au piège par un étau. Le sol tangue sous mes pieds, mais cette fois, cela vient de moi. L’air s’épaissit, s’alourdit. Et soudain, je l’entends. Son murmure. Doux, moqueur, fourbe.

"Tu crois pouvoir m’échapper ? Regarde-le, il ne peut rien contre moi, tout comme vous... Pauvre chaton... Ne t’en veux pas trop, mais tu seras certainement celui qui entraînera leur chute à tous les trois."

 Ma gorge se serre. Mon estomac se soulève. Mon cœur s’emballe furieusement malgré la froideur qui l’entoure. C’est comme si ses doigts invisibles fouillaient dans ma tête, retournaient mes souvenirs, verrouillaient mes pensées. Le monde se brouille ; derrière mes paupières closes, je ne vois rien, mais je n’entends rien non plus. Lentement, j’ai l’impression de tomber dans un noir sans fond, comme si elle m’avait poussé depuis le haut de la montagne de Leyenda jusque dans le Gouffre, sans aucune sécurité. Je sombre doucement, comme dans une lente descente vers la folie et la solitude. Ce n’est pas comme d’habitude : je n’arrive pas à rouvrir les yeux, je n’arrive pas à savoir ce qu’elle fait, ni même à penser par moi-même. Une voix aiguë et rieuse me répète encore et encore :

"C’est de ta faute ! C’est toi qui vas les tirer vers le bas ! Tu es l’origine de leur future défaite ! Ta faute !"

 Soudain, je ne tombe plus. Je suis là, suspendu dans le vide de mon esprit. La voix se tait. Quelque chose me retient. Une main tremblante aux longs doigts fins, la peau douce et brûlante, se pose sur mon visage, recouvrant mes yeux déjà clos. Le contact de sa chaleur sur mes paupières me rassure : ce n’est pas Në Dashuri, c’est quelqu’un qui ne me veut pas de mal. Je ne sais pas comment je le sais, mais c’est comme inscrit en moi. Je le sais, c’est tout. Dans le noir de ma tête, une petite lumière bleue apparaît…

"Ne la regarde pas."

 La voix du dieu inférieur, rauque, vibrante, fend le néant. Sa paume irradie d’une chaleur presque insupportable, et pourtant je m’y accroche de toutes mes forces. Une lumière écarlate jaillit dans mon esprit, couvrant la lueur bleutée de tout à l’heure. Elle brûle la présence en moi, la déchire, la chasse. Elle me retient, me ramène doucement dans le monde réel, sans égratignure. Je rouvre les yeux. Le dieu du Gouffre est penché sur moi, ses traits tirés, ses pupilles ternies. Son haleine chaude et saccadée effleure ma peau alors qu’il reprend son souffle, comme après un effort particulièrement difficile.

"Elle a ouvert un passage entre ton esprit et le sien... ou quelqu’un d’autre, peut-être, murmure-t-il. Tu es en danger, Gabriel Deauclair. Si sa trahison est belle et bien réelle, tu ne peux pas garder ce lien. Il faut que tu l’empêches de revenir. Ton esprit n’est jamais silencieux, tu n’as pas besoin d’une nouvelle voix.

 Du bout de son index, il trace un symbole sur mon front. Une chaleur sourde m’envahit, et j’ai l’impression d’être en sécurité.

"J’ai entamé ma puissance divine en brisant le sceau qui me retenait, et je n’ai pas amélioré mon cas en t’aidant. Je ne peux pas faire plus que cette simple rune. Elle ne tiendra que le temps que tu la repousses toi-même."

 Je le remercie plusieurs fois. Jamais, au grand jamais, je n’aurais imaginé le dieu des Enfers si bienveillant. Plus loin, j’aperçois le sourire de Tyr alors qu’il lève une main à hauteur des yeux. Sous son pouvoir et sa présence, les parois gémissent, se tordent. Une lueur pâle s’élève du sol, si pure qu’elle en paraît impossible. Höle se redresse, le regard tourné vers l’ouverture qui s’élargit lentement au-dessus du vide. Avec une grimace, il chuchote :

"Qu'est-ce que je deteste cette lumière..."

 Juste en dessous, Tyr nous lance :

"C'est maintenant ou jamais. Je ne suis pas sûr que ces créatures nous laissent tranquilles une fois qu'elles auront compris qui nous sommes et ce que nous faisons."

 Tyr m’aide à me relever. Devant nous, Höle s’avance, une moue dégoûtée sur le visage. Ses yeux ont perdu leur flamme, mais pas leur force. Tous les cinq, nous franchissons la lumière.

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