Chapitre 41

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Open up the door and / Fade into the light – Ruelle

 Une douce chaleur m'enveloppe alors que je rouvre doucement les yeux. Nous revoilà à la surface, juste à l'entrée du Gouffre. Petite chose bleue se précipite vers nous, tournant et sautant joyeusement. Je lui caresse affectueusement les oreilles, mais Tyr nous rappelle à la réalité rapidement :

"Il ne faut pas traîner. Même si les créatures ne peuvent pas sortir d'ici, Në Dashuri n'est pas à court d'yeux et d'oreilles... Il faut que nous trouvions un endroit sûr où nous reposer et réfléchir à la suite."

 Existe-t-il encore un endroit sûr pour nous dans le monde des morts ? Je n'en sais rien. J'espère. La jeune déesse aux fleurs bleues ne peut avoir toutes les âmes à ses pieds... si ? Harcogne prend gracieusement sa forme de panthère et avance déjà en direction d'un petit bois un peu plus loin. Höle se redresse, le regard hésitant ; il nous lance un regard avant de se décider à ouvrir la bouche :

"Plus rien n'est sûr pour vous tant que Në Dashuri en connaît l'existence. Je connais un lieu, murmure-t-il. Personne n'y viendra. Pas même elle. Aljann me pardonnera si c'est pour la sécurité d'innocents..."

 Tyr arque un sourcil, intrigué, mais ne pose pas de question. Un endroit secret ? Une cachette dont même Tyr ne connaîtrait pas l'emplacement ? Serait-ce un nid d'amoureux comme la petite cabane près du palais du Dieu Suprême ? Peut-être... Sans un mot, nous nous contentons de le suivre. En une demi-heure à peine, nous arrivons à l'entrée du petit bois, dans lequel nous pénétrons en silence. Nous marchons longtemps à travers le bois, une heure ou deux peut-être. Tyr semble plus ou moins détendu alors qu'Harcogne est toujours aux aguets, jetant des coups d'œil de tous les côtés. Höle, quant à lui, a l'air de connaître le chemin par cœur : son regard s'est adouci, la flamme qui y dansait s'est quelque peu étouffée.

 Peu à peu, la végétation se densifie jusqu'à ce que nous soyons forcés de nous arrêter : une véritable muraille de lierre, de feuilles et de fleurs entremêlés nous barre la route. Höle s'arrête devant la paroi de racines entrelacées et dit doucement, sa voix rauque vibrant d'une émotion qu'il peine à retenir :

"C'est ici..."

 Il pose ses doigts puis sa paume sur le feuillage comme s'il s'agissait d'une vitre de verre particulièrement fine, qu'un souffle de vent réussirait à briser. La matière vibre faiblement, comme si la forêt reconnaissait son toucher. Lentement, l'ouverture se dessine, dévoilant un passage étroit, accueillant l'un de ses maîtres après une longue attente. Nous entrons. La main de Tyler ne quitte pas la mienne alors qu'il chuchote à mon oreille :

"J'ai l'impression de faire quelque chose de répréhensible, d'interdit... comme si je violais un lieu sacré..."

 Je suis assez d'accord. De l'autre côté, tout semble suspendu, comme si l'espace offrait un repos bien mérité, presque éternel, comme si le temps avait été mis en pause. Face à nous, un petit lac dort au creux d'une clairière lumineuse. L'eau, d'un bleu ciel éclatant, miroite comme du verre poli ; les feuilles des arbres qui nous entourent s'y reflètent, dessinant de beaux reliefs abstraits. Des fleurs argentées flottent à la surface, et des cristaux incrustés dans la roche diffusent une lueur douce, presque irréelle. L'air est frais, revivifiant, empli d'effluves de menthe fraîche et de fleurs. Tyr s'avance, visiblement stupéfait. Ce serait un euphémisme de dire que moi aussi : la beauté de ce lieu est si rassurante, si sécurisante. Pourtant, je ne me sens pas vraiment à ma place, presque indigne d'être ici. Mes pieds ne devraient pas fouler ce sol.

"Je n'ai jamais entendu parler d'un tel endroit..." souffle Tyr en croisant son propre regard dans l'eau claire.

"C'est totalement normal, dans un sens : c'est volontaire." répond Höle dans un murmure. "Ce lieu n'existe pour personne d'autre. Personne ne peut y entrer. Seulement Aljann et moi."

 Il s'approche du bord de l'eau. Son regard s'y perd, mélancolique, comme s'il contemplait un souvenir enfoui trop longtemps. Comme si, à travers son reflet, il revoyait passer les heures et les jours, comme s'il retrouvait de nouveau l'être qu'il aime. L'attente doit être longue et presque invivable. Jamais je n'aurais pu vivre plus d'une centaine d'années sans Tyler, qui reste d'ailleurs silencieux.

"C'était ici... notre refuge, à lui et à moi. Quand tout était encore possible. C'était avant l'arrivée de Në Dashuri. Nous savions que vous aviez connaissance de la petite cabane, père, alors nous préférions disparaître ici de temps en temps."

 Un silence lourd s'installe. Même Harcogne s'arrête, baissant la tête comme par respect. Tyr détourne les yeux, mal à l'aise, comprenant soudain qu'il foule un espace intime, sacré. Ce lieu est empreint d'une émotion forte, comme si l'amour qui liait les deux dieux s'était matérialisé pour former un sanctuaire caché où s'échanger mots doux et promesses en secret. Tyler et moi avions ce genre d'endroit — pas aussi somptueux ; ce n'était qu'un abri au fin fond du jardin de sa grand-mère... Höle s'agenouille, effleure la surface du lac.

"C'est notre amour qui a pris forme. Pas dans nos corps, mais dans le monde lui-même. Une entité née de nous, de ce que nous étions. Pourtant, c'est elle aussi qui a provoqué ce chaos, c'est elle qui nous a séparés. Elle est à blâmer, c'est certain."

 Il esquisse un sourire triste.

"Malgré cela... je ne lui en veux pas. Du moins, c'est comme impossible. Comment blâmer la vie d'avoir voulu naître ? Notre amour n'a jamais été dangereux ou dévastateur d'une quelconque façon. Son allégorie a simplement choisi d'ignorer sa véritable personnalité au profit du pouvoir et de la puissance."

 Comment ne pas comprendre son ressenti ? Un dieu dit sombre et sans pitié, certes, mais il n'en est pas moins un père et un amant. Je comprends que malgré les actes de la déesse, il ne peut lui en vouloir. Pourtant je suis sûr qu'il se battra pour le bien d'Aljann et de son peuple, car cet amour ancien, au lieu de mourir, a continué de respirer ; le manque de sa moitié ne l'a fait que grandir encore, jour après jour. Höle se redresse et regarde Tyr d'un air plus calme.

"Ici, nous serons en sécurité. Ce lieu n'a jamais appartenu qu'à lui et à moi. Në Dashuri ne peut pas en soupçonner l'existence, ni aucun de ses sbires. De plus, j'imagine que vous n'avancez pas les yeux bandés : vous avez certainement un plan à m'expliquer."

 Tyr hoche lentement la tête, le regard adouci.

"Nous en avons un, mais le temps nous attendra quelques instants de plus. Pour le moment, reposons-nous. Gabriel est peut-être courageux, il n'en reste pas moins un vivant. De plus, tu as épuisé une partie de ton pouvoir divin : toi aussi, tu as besoin de repos" dit-il simplement, s'adressant à moi et à Höle.

 Nous nous installons autour du bassin. L'air est tiède, le vent porte un parfum d'herbe et de pluie ancienne. Je ferme les yeux, bercé par le murmure de l'eau, laissant basculer ma tête sur l'épaule de mon petit ami qui entoure mon corps de ses bras frais. Dans le silence du sanctuaire, j'ai l'impression d'entendre un battement d'ailes. Est-ce le souffle lointain d'un amour qui refuse de mourir ? Le battement d'un cœur répondant au réveil de son âme sœur ? Ou le rappel d'un danger lointain qui se rapproche ?

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