Chapitre 42
I'll rise up / And I'll do it a thousand times again -Andra Day
PDV : Tyler
Le calme du sanctuaire bat encore comme un second cœur autour de nous, mais il n’efface ni la fatigue, ni les blessures, ni les inquiétudes. Une brise légère fait trembler les fleurs argentées sur le bassin, comme si quelque chose retenait son souffle en même temps que nous. Je tente de me concentrer autant que possible sur les filaments d’or qui partent de mes doigts jusqu’à s’enrouler autour du torse du dieu du Gouffre. Gabriel est allongé sur une pierre plate ; je sens son regard dans mon dos, ses yeux détaillent tous mes faits et gestes. Inquiet ? Peut-être a-t-il peur de me voir m’endormir pour trois jours de nouveau. Höle m’observe lui aussi. Malgré ses efforts pour camoufler son ressenti, je vois qu’il n’a pas vraiment confiance en moi. Peut-être se demande-t-il ce que je suis capable de voir et de trouver. Par ce « soin », il me fait part de ses sentiments, seulement ses émotions : je ne sais rien de ses pensées ni de son passé. Je ressens une tristesse infinie mêlée à un sentiment de trahison et à une haine viscérale encore enfouie ; il y a aussi ce manque que seul l’être aimé pourrait combler. Cette dernière douleur, je la connais, pas aussi violemment, pas depuis aussi longtemps, mais je sais que bientôt j’en aurai un aperçu encore plus vrai.
Un peu plus loin, sous sa forme de panthère, Harcogne a posé sa tête sur ses pattes et petite chose bleue la fixe, étalée de tout son long sur le dos, quémandant des caresses à qui a le malheur de s’approcher. Tyr est assis près de l’eau ; il échange un regard avec la passeuse, qui hoche la tête. Leur échange silencieux doit vouloir dire quelque chose puisque le Dieu Suprême se relève pour se placer près de nous, suivi du nichel qui, bien entendu, a suivi le mouvement.
"Je crains que nous ne puissions nous reposer plus longtemps. Nous ne pouvons plus compter sur la chance. Në Dashuri a connaissance de tous nos mouvements, et notre interruption dans le Gouffre, suivie du coup d’éclat de Höle, lui est forcément remontée aux oreilles en un temps record."
Quelques secondes passent sans que personne ne lui réponde. Je retire mes filaments de pouvoir doucement. Je sais que sa puissance divine n’est pas rétablie complètement, mais je sais aussi que cela demande beaucoup d’énergie de la raviver, alors je laisse Höle réajuster ses vêtements, m’adressant d’abord à lui :
« Je ne peux pas faire plus si nous ne pouvons pas rester ici beaucoup plus longtemps. J’ai soigné la moitié de votre pouvoir divin, mais si je fais plus, je risque de vous empêcher de repartir et je préfère que vous ne me laissiez pas là. »
Je lui souris. C’est peut-être égoïste, mais qu’importe : je ne peux pas me permettre de rester ici ou de leur faire perdre du temps. Je me relève en essuyant mes mains sur ses cuisses ; j’observe Gabriel se redresser en position assise sans me lâcher des yeux, au même moment.
« C’est quoi le plan, alors ? »
Je passe mes bras autour de la taille de mon petit ami en attendant une réponse, nos regards oscillant entre la passeuse et Tyr. Harcogne répond sans même rouvrir les yeux :
« Je pense que le plus sage serait d’aller chercher le dieu Aljann. Malgré tout le respect que je vous dois, messieurs, je doute que nous puissions arrêter Në Dashuri. Nous aurons besoin d’une troisième puissance divine, et même à ce moment-là, il faudra persévérer et être vigilants. La jeune déesse a accumulé du pouvoir et puisé dans vos puissances pendant plus d’un siècle : elle est certainement aussi puissante que trois dieux en bonne santé. »
Tyr acquiesce et Höle fronce les sourcils :
« Savons-nous seulement où il est caché ? Ou enfermé ? »
Aller chercher Aljann. Voilà la suite, ce qui m’intéressait. Mon esprit s’écarte rapidement de la discussion ; mes yeux se perdent dans la contemplation du grain de peau de Gabi. J’écoute la petite voix dans ma tête qui me chuchote de mordre ce coin de chair. Il réprime un frisson alors que je dépose mes lèvres juste sous son oreille, une fois, deux fois… Sa main chaude repousse mon visage avec un air qu’il tente de durcir. Son beau sourire me convainc de continuer alors qu’il râle :
« Ce n’est pas le moment… »
Pour moi, c’est exactement le moment. Qui sait quand je pourrai l’embêter de nouveau, sentir son odeur, caresser sa peau, embrasser son corps… J’ai pris conscience de tout ça quand nous avons retrouvé Höle. La fin approche : la fin de notre aventure, le retour de l’amour des dieux. Mais c’est un retour pour un départ : le retour de la paix et du bonheur, mais son départ à lui. C’est égoïste, sûrement, mais j’aimerais qu’il reste avec moi ; j’aimerais le garder dans mes bras pour toujours. Pourtant, je ne peux pas me permettre, ne serait-ce que de penser comme cela, puisque c’est de ma faute. C’est moi qui suis parti, moi qui l’ai abandonné en premier. Je ne pourrai le retenir, alors je profite de ses plaintes bien trop enjouées pour être prises au sérieux, de ses gloussements qu’il tente de cacher sans grand succès. Du coin de l’œil, j’aperçois le petit sourire en coin du dieu du Gouffre, faisant mine de se concentrer sur ce que dit son père.
« […] au-dessus de la mer sombre. Seulement, il est au centre d’un orage qui ne prend jamais de repos. Nous avons déjà tenté de nous approcher, mais Leyenda empêche la moindre tentative.
— Qui est Leyenda ? » demande Höle.
« Une né-âme. C’est la magicienne qui a écrit la légende. »
Il hoche la tête, comprenant qu’elle est du côté de la déesse, sans pour autant que son sourire quitte sa bouche. Riait-il ainsi avec Aljann ? J’aime les imaginer dans notre situation, à se chamailler sans se soucier des conversations d’adultes. Je poursuis mes assauts au creux de son cou alors que je l’observe se mordre la lèvre en essayant de me repousser à coups de chatouilles. Malheureusement pour lui, je ne les crains absolument pas : il le sait déjà, mais cela ne l’empêche pas d’essayer. Je ne sais pas comment je ferai pour vivre une fois qu’il sera reparti. Enfin vivre… continuer à mourir ? Je ne sais pas. Pourtant, je suis sûr d’une chose : ce ne sera pas facile. Une cinquantaine d’années sans lui… Höle et Aljann ont vécu plus de cent ans loin l’un de l’autre, alors je pense que je peux m’en sortir… À la différence que moi, je sais qu’il va s’en aller. Alors j’ai peut-être encore le temps de profiter de sa présence.

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