Chapitre 43
I'll rise up / And I'll do it a thousand times again – Andra Day
Nous sommes repartis, avons quitté ce lieu sacré au crépuscule.
Derrière nous, le rideau de feuilles et de plantes se referma et s’effaça lentement, comme un souvenir trop fragile pour le monde qui nous attendait dehors.
Les lèvres pincées, le dieu du Gouffre ferme la marche, suivant le pas tout comme Tyler et moi. Seuls Tyr et Harcogne connaissent le chemin.
22 456 secondes se sont écoulées depuis notre départ, et pas un seul mot n’a été prononcé.
Ont-ils tous aussi peur que moi ?
Redoutent-ils, eux aussi, d’avoir à faire à Leyenda encore une fois ?
Ou craignent-ils pire ?
Notre groupe avance en silence dans les bois, sans bruit à travers les champs. Le soleil se lève doucement dans notre dos. Nous sommes trop pressés et inquiets pour prendre le temps d’en observer les beautés. Harcogne a repris sa forme de chat et marche d’un pas raide aux pieds du Dieu Suprême. Petite chose bleue semble être la seule à ne pas se soucier de l’ambiance pesante qui s’est installée.
Réussirons-nous ? Je n’en sais rien.
Avons-nous ne serait-ce qu’une petite chance d’arrêter Në Dashuri et de rétablir l’ordre ? Je n’en ai pas la moindre idée.
Puis enfin, la terre se change en sable. La mer apparaît.
Une eau étrange, figée par endroits, mouvante en d’autres, comme si un souffle oublié faisait onduler une immense plaque de verre. Les nuages sombres glissent encore au-dessus des vagues, dansant au gré du vent. Sans que personne ne dise quoi que ce soit, nous nous arrêtons à quelques mètres de l’écume qui s’échoue presque devant nos pieds.
Höle s’avance, comme attiré par une force que je ne distingue pas.
Tyler me rejoint, glisse sa main dans la mienne, et ses paroles, chuchotées tout bas, réchauffent mon cœur et me rassurent :
« Cette fois, c’est nous deux, ou personne. Peu importe l’issue, je ne te lâcherai pas. Le moment n’est pas encore venu. »
Devant nous, Tyr pose une main sur l’épaule de son fils qui, la voix chargée d’une émotion mal dissimulée, lâche faiblement, la main sur le cœur :
« Il est ici. Je le sens. Il y a ce lien, comme un fil invisible qui relie son âme à la mienne. Il est ici. Je ne le vois pas, mais je le sais. »
Le dieu inférieur inspire profondément en levant une de ses mains, la paume ouverte vers les cieux. Une aura bleue se forme autour de Tyr, se mêlant à celle, rouge sang, de son fils.
Une voie apparaît, pareille à un pont liant terre et ciel. Höle avance. Au premier pas qu’il fait sur le marbre clair, le tonnerre gronde, mais peu lui importe : il continue.
Au bout, j’aperçois la cachette d’Aljann.
Une prison sans porte.
Une geôle sans mur.
Un endroit tissé d’amour interdit et de magie ancienne.
Arrivé en haut, le dieu inférieur disparaît à travers le dôme brillant. L’air devient lourd, presque difficile à respirer. Un éclair zèbre le ciel.
Puis une voix — celle de Höle.
« Aljann… »
Le nom s’échappe dans un souffle brisé. Venant d’ici et là, de droite et de gauche, d’en haut et d’en bas à la fois.
Puis une deuxième voix, au timbre différent, plus douce peut-être, plus accueillante, mais fatiguée et triste.
« Höle… voilà que mon esprit t’imagine encore une fois. »
Un bruit de chaînes, une chute, puis un craquement : le sol vibre et le dôme se change en poussière dans un souffle, éparpillant des débris d’étincelles tout autour de nous. Leur lien est si fort qu’il a détruit l’enchantement en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Comment ont-ils réussi à vivre loin l’un de l’autre en s’aimant autant ?
Comment ne sont-ils pas devenus fous ?
Puis ils apparaissent de nouveau :
Le visage de l’un humide de larmes couleur or, l’autre de larmes couleur encre.
Main dans la main.
Ils sont beaux, rayonnants de leurs retrouvailles.
Pourtant, un frisson me parcourt la colonne vertébrale.
Pas elle. Pas maintenant. Pas encore…
« Je pense que nous devrions partir au plus vite. Leyenda ne doit pas être très loin… »
Un grondement de tonnerre me coupe la parole.
La main de Tyler se crispe dans la mienne alors qu’il m’attire encore un peu plus à lui.
Soudain, la température chute brutalement. Le vent hurle.
La mer se cabre.
Puis je la vois.
Sa haute silhouette, encapuchonnée dans une étoffe violette, se découpe dans l’orage. Son regard mauvais est fixé sur les deux dieux inférieurs. Son sourire n’a plus rien d’humain.
« Comme c’est touchant… Les petits dieux inférieurs réunis. Ne vous a-t-on jamais appris qu’il est mal de jouer avec la patience des plus puissants ? »
Sa voix résonne comme un écho dans une cathédrale brisée.
Elle me fait frissonner, me glace le sang et m’empêche de bouger.
« Vous n’auriez jamais dû remettre les pieds ici. »
D’un même mouvement instinctif, Höle se place devant Aljann et Tyler devant moi, tenant toujours ma main dans la sienne. Petite chose bleue, aux côtés de la Passeuse, grogne sur la magicienne, ses longues canines scintillant à la lueur des éclairs.
Mais j’ai l’impression que Leyenda n’a pas l’intention de se battre.
Du moins pas aujourd’hui.
Pas maintenant.
Est-elle encore affaiblie de son combat contre la Passeuse et Tyr ?
Elle lève simplement la main vers le ciel, et la tempête obéit.
La mer se déchaîne en une seconde, les vagues devenant des bêtes furieuses.
Le sol se fracture.
Le vent hurle comme un millier de voix souffrantes.
« Je n’ai pas envie de m’amuser… Vous êtes pareils à des moustiques, à tourner autour sans arrêt », murmure Leyenda.
« Dispersez-vous. »
Elle n’eut pas besoin de crier.
Une bourrasque titanesque nous frappe, un choc d’une violence céleste.
J’ai le souffle coupé et les pieds qui quittent le sol.
J’entends Höle et Aljann crier leurs noms respectifs, mais j’entends aussi le mien résonner, sortant de la bouche de Tyler que je ne vois déjà plus.
Puis un éclat blanc.
Un rugissement.
La sensation d’être déchiré de l’intérieur — semblable à la Douleur.
J’aimerais pleurer, hurler, mais mon corps ne me répond plus.
Nous sommes projetés, arrachés les uns aux autres, expulsés comme des feuilles mortes dans un ouragan divin.
La dernière chose que je vois, c’est la main de Tyler quittant la mienne.
La dernière chose que j’entends, c’est le son d’un amour qu’on arrache encore, encore… et encore.

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