Chapitre 47
I'll meet you at the graveyard [...] Where you stay now. -Cleffy
"Ça ira pour le moment, assis-toi et bois ça."
Je soupire de soulagement, une douloureuse migraine a fait son apparition, battant un rythme soutenu contre mes tempes. J'accepte volontiers le verre d'eau que me tend Aljann avec un sourire, en me laissant tomber aux côtés de Tyler, déjà sur le sol. Sa main attrape presque immédiatement la mienne, naturellement. Au bout d'une dizaine de tentatives, j'ai réussi à ''provoquer'' la capacité que m'a malencontreusement laissée Në Dashuri. Je peux donc apercevoir un instant avant qu'il ne se produise. Le ''futur'', vulgairement dit, puisque je ne peux voir qu'une seconde à l'avance. C'est assez pratique je dois dire, cela signifie que je peux prévenir toute sorte de chose.
"Je pense que ton pouvoir, jeune Gabriel, pourra être utile lors du combat final. Tu pourras nous informer sur les mouvements d'un opposant sans qu'il ait le temps de changer d'avis."
J'acquiesce, c'est un avantage. Seulement, je crains que cela ne suffise pas à arrêter la déesse aux fleurs bleues... Ceci, je ne le formule pas à voix haute mais je sais qu'Harcogne l'a possiblement entendu, elle est toujours à l'affût de mes pensées. Son absence de réponse me montre qu'elle est consciente de la différence de pouvoir entre Në Dashuri et Leyenda, et nous... La voix de Höle résonne derrière nous :
"Quant au Sacrifice de Lumière, si le moment est venu, ton âme saura l'utiliser mais rappelle-toi que tu dois être très vigilant pour en faire usage. Si tu libères trop de puissance d'un coup, tu risques de laisser des séquelles irréversibles à ton propre corps."
J'acquiesce avec sérieux. Je ferai attention, mais j'espère surtout ne pas avoir à m'en servir. Tyr dit que c'est un dernier recours, Në Dashuri a, à ses côtés, des créatures dont l'âme est aussi sombre que le Gouffre, elle ne peut donc pas s'en servir sans perdre toutes ces âmes et donc une très grande partie de ses alliés.
Un calme étrange retombe dans la pièce. Chacun semble repenser aux avertissements de Höle... et aux risques qui nous dépassent tous. Je laisse échapper un long souffle, mes tempes vibrant encore légèrement. Tyler serre doucement ma main, comme pour s'assurer que je suis bien là, que je ne m'effondre pas. Je cherche un peu de sa chaleur même si elle est presque inexistante et ne suffit pas à me réchauffer.
Aljann nous observe un moment avant de déclarer, d'une voix plus douce que je ne l'aurais imaginé, un léger sourire flottant sur ses lèvres rosées :
"Pour l'instant, on ne bouge pas. Vous avez tous besoin de repos. Toi plus que les autres, Gabriel. Ton pouvoir demande une énergie que ton corps n'est pas encore habitué à canaliser."
Je hoche faiblement la tête, ce simple mouvement fait renaître ma migraine. Il a raison. Rien que provoquer une seconde de futur me draine comme si je courais un marathon.
"On partira demain aux premières lueurs du jour," continue-t-il. "Pas chacun de notre côté. On se divise, oui, mais en groupes. On sera plus efficaces... et surtout plus en sécurité. Si cela vous convient, bien évidemment."
Je sens dans mon dos le regard d'Harcogne. Elle n'a rien dit depuis tout à l'heure, mais je sais qu'elle a entendu mes doutes les plus sombres. Son absence de réaction est presque rassurante : elle respecte mes pensées sans les commenter. Peut-être a-t-elle les mêmes peurs...
Tyr, assis non loin, acquiesce lentement. Il s'est changé, a troqué sa tunique abîmée contre une étoffe soyeuse et raffinée. Il lance, avec le calme d'un vénérable :
"Trois groupes. Pas plus. Ce serait trop dangereux. Nous ne connaissons pas tout ce qu'il se cache. La disparition de Victoria en est une preuve."
Puis il lève une main et nous désigne tour à tour :
"Gabriel, Tyler et Harcogne, il est certainement judicieux que vous restiez ensemble. Vous êtes complémentaires et vous vous vouez une confiance totale... Vous aurez besoin les uns des autres."
En une phrase, j'ai l'impression qu'il ôte un poids de mes épaules. Un étrange soulagement me traverse. L'idée de m'éloigner d'eux m'avait crispé sans que je m'en rende compte. Je me sens en sécurité avec la Passeuse et je ne veux pas me séparer de mon petit ami... Tyler, lui, me sourit, cette décision lui va bien. Il dépose un baiser sur ma joue et je serre un peu plus sa main dans la mienne.
Höle étend les bras, comme pour clore la discussion.
"Allez ! Il est l'heure de vous reposer. Mangez, il y a de quoi dans les placards, dormez, rêvez si vous y arrivez. Demain, nous chercherons ceux qui voudront et auront assez de courage pour se battre à nos côtés. Mais pas ce soir. Ce soir, vous devez reprendre votre souffle."
Pour la première fois depuis longtemps, le silence qui suit n'est pas lourd de peur.
Il ressemble à un répit.
Bref, fragile... mais un répit tout de même.
*****
J'ai le ventre plein, le corps réchauffé et l'esprit léger alors que nous rentrons dans l'une des innombrables chambres du palais de Höle. Une douce lumière rouge filtre à travers les tissus recouvrant les plafonniers. Tyler chuchote derrière moi :
"J'ai l'impression de faire partie de la famille royale, d'être un prince ou un truc dans le genre..."
Je rigole doucement. C'est vrai qu'ici, tout donne cette impression. C'est agréable mais je pense que je préfère la simplicité de ma chambre. Je retire mon T-shirt et mon jean pour mieux me faufiler dans un sweat et un jogging de Tyler, tout droit tirer de son sac de voyage. Lui se contente de rester en caleçon et mon regard s'attarde peut-être un peu trop sur lui. J'aime le regarder, j'aime observer la musculature de son dos, le roulement de ses muscles au niveau de ses épaules, la courbe de ses hanches, de ses fesses...
Il doit sentir mon regard brûlant sur lui parce qu'il se retourne et me lance :
"Tu apprécies la vue ?"
Je lui tire la langue en riant. Oui, j'apprécie. Beaucoup même. Puis il a ce petit sourire en coin, celui qu'il aborde à chaque fois, celui qui me dit : "J'ai envie de toi." ; mais aussi celui qui me demande : "En ai-je le droit ?". Ce soir, je hoche simplement la tête et il comprend, il passe sa langue sur ses lèvres en se rapprochant de moi en deux pas. Oui, ce soir, j'en ai autant envie que lui. De plus, il sait, lui comme moi, que ce sera certainement la dernière fois avant de nombreuses années. Ses lèvres douces se déposent doucement sous mon lobe d'oreille alors que mes mains partent déjà explorer son torse et son dos. Sa langue parcourt mon cou, me faisant frissonner. Dans ma poitrine, mon palpitant s'en donne à cœur joie et dans mon pantalon... c'est à peu près la même histoire. Alors que ses mains glissent sur mes cuisses, je songe une dernière fois : je l'aime si fort que je pourrais en mourir mais je continuerais de vivre pour lui. Puis je laisse mon esprit s'envoler, mes pensées se taire et mon attention se tourner vers lui et lui seul. Je m'adonne au plaisir d'une dernière fois, comme un au revoir de nos corps. Au revoir bientôt, pas encore, jamais pour toujours.

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