Chapitre 48
Light the fuse and burn it up / Take the path that leads to nowhere - Breaking Benjamin
La nuit nous avale à la seconde même où nous quittons le Gouffre en silence. Aljann nous fait un dernier signe avant de rejoindre son amant à petits pas rapides. Nous nous sommes divisés en deux groupes : d’un côté, Tyler, Harcogne et moi ; de l’autre, Tyr, Aljann et Höle. Nous marchons sans bruit, la situation est bien trop tendue pour parler de quoi que ce soit… L’air est lourd, comme s’il retenait son souffle depuis que nous avions quitté les dieux. Tyler avance devant moi, ses yeux scrutent les ténèbres avec une précision inquiétante ; je me demande si sa vision s’est affûtée depuis sa mort, parce que, pour ma part, je n’y vois rien. Harcogne, sous sa forme de prédateur, marche à nos côtés. Sa démarche est souple et discrète, ses coussinets étouffent jusqu’au craquement des brindilles sous ses pattes.
Nous savions ce que nous avions à faire. Et nous savions que nous n’avions presque aucune chance de le faire sans accro, sans surprise — bonne ou mauvaise soit-elle.
Les dieux sont partis de leur côté pour retrouver des alliés sûrs, d’après eux, des amis de longue date. « Leur puissance est égale à celle de Leyenda, ont-ils dit. Mais il est possible qu’ils ne soient plus de ce monde, qu’ils aient fini par préférer le cycle de renaissance. » Je ne sais pas ce qu’est un cycle de renaissance, mais je n’ai pas posé de questions… À nous trois revient une tâche encore plus dangereuse : rallier des êtres dont la loyauté n’est certaine pour personne. Même pour eux-mêmes.
« On doit garder un rythme lent mais constant, murmura Harcogne sans lever les yeux. Plus on reste immobiles, plus on donne l’occasion à Leyenda ou Në Dashuri de nous retrouver. Ce qui est impensable. »
Un frisson grimpe dans ma nuque. Son nom suffit à me faire frissonner. J’entends encore les échos de sa voix résonner dans mes oreilles.
Tyler attrape doucement ma main pour m’aider à descendre un talus glissant. Son contact a toujours cette même intensité rassurante, mais l’espace d’un instant je sens le tremblement subtil qu’il tente de dissimuler. Lui aussi doute, lui aussi ne sait pas quelle sera l’issue de cette aventure. Personne ne le sait. Serons-nous laissés pour disparus, vaincus… ou ressortirons-nous vivants de cet affront dangereux ? Je ne sais pas, mais j’ai de l’espoir, et pour l’instant, c’est tout ce qui compte. Je lui souffle, avant de déposer un bisou sur sa joue fraîche :
« On s’en sortira. Ensemble et en un seul morceau… »
Il hoche la tête, mais ses lèvres sont pincées : il n’est pas convaincu. Moi non plus, mais qu’importe, je veux y croire un peu. Devant nous s’étend soudain un ancien corridor de pierres, à moitié englouti sous la végétation. Selon Harcogne, il s’agit d’un ancien passage utilisé par les passeurs et ceux qui aimaient voyager entre les deux mondes. Aujourd’hui, ces voyages ont été interdits ; alors, il sert surtout à ceux qui souhaitent n’être vus de personne. Derrière nous, j’aperçois les premiers rayons de lumière percer le ciel tandis que nous pénétrons dans le passage.
« On approche du premier village, dit Harcogne. Tenez-vous prêts à toute éventualité. On ne sait pas dans quel état on le trouvera, ni qui nous y attend. »
Tyler demande à voix basse, afin de s’assurer que nous pensons comme lui :
« On ne parle à personne, on n’approche personne avant d’être sûrs qu’il ou elle n’est pas sous l’influence de Në Dashuri et ne compte pas nous dénoncer, pas vrai ? »
— Oui. Nous ne pouvons pas prendre de risques insensés, répondit simplement Harcogne.
Le village apparaît sous la brume pâle du matin de fin d’hiver. Les maisons sont silencieuses, trop silencieuses pour que ce soit normal. Pas un chuchotement, pas un souffle, seulement le grincement d’un portillon qui se balance légèrement sous la brise. C’est plutôt glauque… Une lampe oscille au-dessus d’une porte, comme si elle hésitait entre rester allumée ou rendre l’âme. Je murmure le plus bas possible :
« Je ne sais pas vous, mais cet endroit me fout la chair de poule et sent le piège à plein nez. »
Tyler acquiesce d’un signe, la mâchoire crispée. La démarche d’Harcogne est tendue alors qu’elle prend les devants et avance à petits pas. Tous mes sens sont aux aguets mais rien, du moins pour l’instant. Il y a toujours cette sensation étrange qui me colle à la peau. L’impression d’être observé…
Nous avancions lentement, chacun attentif au moindre bruit. La passeuse a les oreilles légèrement pointées vers l’avant, comme si elle captait des sons que nous étions incapables d’entendre.
Soudain, un craquement. Un souffle haché. Une silhouette. Tyler se place instinctivement devant moi, mais je me décale pour apercevoir l’arrivant…
« Montrez-vous ! » gronde Harcogne.
Une forme surgit derrière un vieux muret, les mains levées, la figure pâle.
« Attendez ! Je ne suis pas votre ennemie ! »
C’est une femme, jeune mais avec le regard d’une personne qui a trop vu, trop perdu. Elle paraît essoufflée, terrifiée. Son comportement a-t-il un rapport avec ce qui s’est passé ici ?
Harcogne avance vers elle d’un pas fluide, imposante.
« Ton nom. Maintenant. »
« Amara… Amara Fidheart. Je sais qui vous êtes. Tout le monde vous cherche. La magicienne et la Déesse Suprême ont placé une prime sur vos têtes, sans que nous sachions pourquoi. »
Mon estomac se retourne. L’argent… elles savent comment amadouer les Hommes. Remarque, est-ce une denrée nécessaire dans le monde des morts ? Tyler ne baisse pas sa garde pour autant.
« Et toi, Amara Fidheart… tu es de quel côté ? »
Elle déglutit, ses yeux cherchant une issue, une vérité. Sa peur ne la quitte pas : quel danger la menace-t-elle à ce point ?
« Du côté de ceux qui veulent survivre. Et de mon point de vue… survivre signifie me ranger avec vous. »
Un silence. Lourd. Tranchant. Puis Harcogne s’approche suffisamment pour que sa truffe ne soit plus qu’à quelques centimètres du visage d’Amara :
« Si tu mens, je le saurai. »
Elle ferme les yeux, mais ne recule pas. Il y a quelque chose qui vibre doucement autour d’elle. Une lueur très faible… mais réelle, comme un espoir sur le point de s’éteindre, qui subsiste malgré tout.
« Laissons-lui une chance, Harcogne. Si elle n’était pas de notre côté, crois-tu qu’elle se serait montrée ? »
Tyler me jette un regard surpris. Oui, c’est un risque à prendre, mais j’ai envie d’y croire, et je suis persuadé qu’elle dit la vérité. Amara rouvre les yeux, une larme y brille, et je lui souris. Elle ose prendre la parole, d’une voix faible et tremblante, mais elle le fait tout de même :
« Il n’y a plus grand monde qui ose se dresser contre la déesse… mais ceux qui restent attendent un signe. Donnez-leur une raison d’y croire, et ils vous suivront. Ils ne croient plus en la bonté de Në Dashuri. En apprenant que des opposants persistaient, elle a fait tuer la plupart des habitants du village. Les survivants vivent cachés, en attendant leur signe. »
— Alors conduis-nous à eux.
Elle acquiesce. Nous n’avions aucune certitude. Aucun refuge. Aucune garantie. Mais pour la première fois depuis notre séparation avec les dieux…
Une flamme, minuscule mais tenace, ressurgit des ténèbres.
L’espoir.
Cette fois, il brille autant dans les yeux d’Amara que dans ceux de Tyler.
Mais l’espoir attire les tempêtes les plus violentes…

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