Chapitre 51
Soldier keep on marchin' on - Fleurie
Pdv Tyler
Gabriel tombe de nouveau de fatigue dans mes bras. Sa tête vacille doucement avant de venir se caler contre mon épaule. Il ne pèse presque rien, et je réalise à quel point son corps tout entier est tendu. C'est juste l'épuisement, rien d'autre. Le voyage, les allers-retours entre nos deux mondes, la route jusqu'ici, le stress, l'arrivée dans la Cache... je suis même surpris que la fatigue ne le rattrape que maintenant. Je glisse une main dans son dos pour le stabiliser, un peu comme on rattrape quelqu'un qui somnole debout. Il ne proteste pas, en profitant peut-être inconsciemment pour se lover contre mon torse.
Autour de nous, la discussion entre les dieux touche enfin à sa fin. Aljann résume les derniers détails du plan pendant que Höle gribouille quelque chose sur un morceau de cuir, certainement des invocations. Les deux anciens amis qu'ils ont retrouvés écoutent en silence, et même eux ont l'air usés par la tension ambiante. Malgré tout, l'homme aux pattes de bouc garde un petit sourire malicieux. Les rôles ont été attribués, avec une interdiction formelle d'apparaître sur le terrain pour Gabi et moi.
Moi, je suis le « Guérisseur ». Ce rôle plane au-dessus de moi depuis que Höle l'a prononcé, comme un vêtement qu'on essaie et qui, contre toute attente, tombe juste. Depuis notre arrivée, je me suis déjà retrouvé à soigner deux éclaireurs blessés. Pas des miracles, mais assez pour qu'on me prenne au sérieux. Je sens que ça va devenir une habitude. Je maîtrise ma capacité désormais, je ne m'épuise plus et peux soigner plusieurs blessures sérieuses avant de commencer à sentir les effets secondaires.
Quant à Gabi, il est le veilleur, mais pour l'instant, il ne veille rien du tout. Il respire profondément, comme s'il se battait pour rester éveillé. Pas de visions, pas de prémonitions. Juste un beau garçon dont les batteries sont à plat, essayant de tenir debout dans une tente trop chaude, avec trop de monde et trop de responsabilités. Je resserre un peu mes bras autour de son corps, l'empêchant de glisser. Zarhaël observe la scène avec ce regard inquiet qu'ont les chefs qui comprennent qu'ils viennent de mettre un pied dans quelque chose de plus grand qu'eux. Il parle peu, mais je sens qu'il essaie de mémoriser chaque détail.
Höle finit par fermer la discussion d'un signe de tête.
« Je pense que les rôles ont été attribués... Il faut prévenir les rebelles qui souhaitent se battre à nos côtés. »
Tyr ajuste son manteau, puis s'avance vers la sortie, mais Harcogne l'interpelle. Elle semble nerveuse, la queue entre les jambes et les oreilles basses. Elle commence :
« Je... j'aurais besoin de votre aide... »
Le Dieu lève un sourcil, interrogateur. La passeuse a besoin d'aide ? Pourquoi donc ?
« Je t'en prie, vas-y.
— Eh bien, je voulais savoir s'il était possible pour vous de m'aider à prendre forme humaine... Je pense que je serais en meilleure posture pour me battre ainsi qu'à quatre pattes... »
La tente est silencieuse, même Gabriel ouvre les yeux à moitié, intrigué. Tyr cligne lentement des yeux, puis un sourire lui échappe.
« Je ne vois pas pourquoi je refuserais, ce n'est pas un exercice difficile. Chacun d'entre nous a une ou plusieurs formes cachées en lui, il suffit de la libérer. Approche donc. »
Harcogne s'avance. Elle inspire longuement, comme si l'air lui donnait du courage. Le dieu Suprême dépose deux doigts sur le front de la passeuse et demande :
« Prête ? Ce n'est pas douloureux. »
Elle acquiesce, et il n'y a pas de flash lumineux, pas d'étincelles, pas de tremblement du sol. Juste un souffle. Un simple souffle, comme une bougie qu'on éteint sans le faire exprès. Et la transformation commence. Son pelage disparaît petit à petit, ses membres et ses hanches s'affinent et ses traits se resserrent, son corps se compresse doucement, comme si on remettait une statue dans un moule parfaitement adapté. Ses pattes deviennent doigts, son museau devient visage fin à la peau parfaitement lisse. Ça a l'air étrange, mais pas douloureux. En moins de dix secondes, la panthère et le petit chat sont devenus une femme à la beauté simple, le teint métissé, le corps sculpté juste ce qu'il faut pour être à la fois fort et agile. Seuls ses yeux couleur feuilles d'automne ne changent pas. Leur forme n'est pas la même, certes, mais ils sont toujours dépourvus de pupilles. C'est étrange et époustouflant à la fois.
Elle observe ses mains et fait bouger ses orteils avec un sourire. Je remarque seulement maintenant que son corps est complètement nu, et je détourne immédiatement le regard.
« Tout... s'est bien passé... ?
— Bien sûr. Mais il faut couvrir ta nudité ! » répond Tyr avec un rire.
Höle tourne le dos à la passeuse, tandis qu'Aljann rit franchement en fouillant dans un sac. Il en sort une étoffe bleu pâle semblable à la sienne. Il enroule Harcogne à l'intérieur :
« Ce n'est peut-être pas parfaitement taillé pour toi, mais en attendant, voilà de quoi te couvrir. »
Elle le remercie, et le Dieu du Gouffre se tourne de notre côté :
« Si mes yeux ne me trompent pas, je connais un vivant qui a besoin d'un repos bien mérité. La vie dans le monde des morts est éprouvante. Sortons donc... »
Il attrape la main de son Dieu et l'entraîne dehors. Ils sont suivis de leurs deux amis, ainsi que de Tyr et Harcogne, qui vacille sur ses pieds un instant, déséquilibrée par la nouveauté de cette façon de marcher. Gabriel referme les yeux et laisse son front retomber doucement contre mon épaule, soulagé. Il n'a rien anticipé, rien ressenti de travers. Juste la fin d'un long moment de tension. Je passe mes bras sous son corps et le soulève avant de le déposer sur la paillasse que nous a attribuée Zarhaël. Je caresse doucement ses cheveux en pensant. La fin est proche, pas vrai ? Quelle fin... Une fois que le sang aura coulé, tachant le sol de ce monde, une fois que la bourrasque sera passée, renversant les règles, ramenant la paix et la sécurité parmi les âmes... J'aimerais pouvoir mettre le temps sur pause, rien qu'un moment, un instant durant lequel nos actions n'auraient aucun impact... J'inspire profondément. Le calme avant la tempête, voilà ce qui règne ici, sous la toile, dans la Cache, dans le monde des morts.

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