Chapitre 54
I don't give a damn if you say you disapprove / I'm gonna make my move, I'm gonna make it soon - Neffex
Le silence. Voilà ce qui suit les paroles de Në Dashuri, parce que c'est elle, évidemment. Le silence s'étire comme la corde d'un arc sur le point de rompre. L'air vibre autour de nous, chargé d'électricité, d'attente, d'angoisse et de détermination, c'est comme si tout le monde retenait son souffle. Je me concentre, ferme les yeux. Une demi-seconde, rien de plus, rien de moins. Pour observer la seconde suivante, deux si je fais abstraction de mon cœur battant à mes oreilles. C'est tout ce dont je suis capable mais c'est tout ce dont nous avons besoin d'après Harcogne.
L'image traverse mon esprit à la vitesse de la lumière. Je vois les éclats lumineux à venir, un brusque mouvement vers la droite, un impact sur le sol, vers Tyler. La passeuse, toujours attentive à mes pensées, lance :
"Tyler, sol à droite !"
Il comprend, ne demande rien et entraîne le premier groupe de rebelles à reculer de quelques pas. Au même moment, une gerbe d'énergie frappe la terre, soulevant un épais nuage de poussière. Quelques cris retentissent, aucun de douleur, seulement de surprise. Tout autour de nous, j'entends les rebelles de la Cache s'animer. Les combattants se mettent en position, les guérisseurs se regroupent vers moi et Tyler tandis que les archers se déploient doucement, usant de tout ce qu'ils trouvent comme plateformes. Höle et Tyr s'entourent d'une aura si puissante qu'elle en fait vaciller la lumière. Aljann se tient un peu en retrait, ses mains levées devant lui, il trace un cercle vers la droite puis vers la gauche et un voile nous recouvre tous. Un bouclier… Harcogne se tient droite, plus solide que jamais sur ses deux pieds, elle semble s'être finalement accommodée à sa nouvelle forme. Une vague invisible se propage, elle n'est pas de notre origine, elle parcourt la pièce où nous nous tenons. Les cheveux de certains se soulèvent, les torches vacillent. Je vois la seconde suivante avec un peu de retard et mes poils se hérissent sur mes bras lorsque la passeuse fait l'écho de mes pensées :
"RESSORTEZ !"
Mais il est trop tard. Un souffle profond nous projette les uns contre les autres, les murs s'écroulent sur eux-mêmes, le plafond s'affaisse et est réduit en poussière. Une pluie de gravillons et de pierres de plus en plus grosses s'abat sur nos têtes. Le sol tremble si fort que j'en perds l'équilibre et jusqu'à la moindre goutte de concentration. Quand il ne reste plus rien, quand le palais n'est plus que ruine et les habitants de la Cache, réduits de moitié. Le calme revient et le murmure également.
"C'est tout ? Je suis déçu, je vous croyais un minimum résistant…"
Elle nous croit vaincus mais ne compte pas cesser ses assauts pour autant… et je sais déjà ce qu'elle compte faire et Harcogne traduit :
"Tyr, gauche ! Höle, bouclier !"
Les deux dieux réagissent instantanément. La barrière d'Aljann qui nous protège vibre violemment sous les chocs de la déesse mais tient bon. Tyler et quelques guérisseurs s'affairent à guérir rapidement les blessés, malgré tout, ils suivent l'action. Une clameur monte derrière moi. Un souvenir du "Ensemble !" qui a résonné dans la Cache il y a de cela quelques heures. Ils ont compris et moi aussi… Nous pouvons tenir, nous n'avons pas perdu et peut-être même, avec un peu de folie, pouvons-nous gagner. La main froide de Tyler m'attire vers les et les guérisseurs, un peu plus loin entre les ruines et l'extérieur :
"Tu peux continuer d'ici ?"
Je hoche la tête avant de refermer les yeux, me concentrant à nouveau sur la seconde suivante. Une nouvelle image fuse dans mon esprit, des silhouettes surgissant derrière les dieux et leur armée. Des adeptes de Në Dashuri, capuchons tirés, armes et étincelles au bout des doigts.
"Ils arrivent par derrière !"
Dans un seul mouvement, les rebelles se retournent, les dieux se repositionnent, les archers décochent en direction des nouveaux venus, certains tombent, mais cela ne fait pas beaucoup de différence, ils sont nombreux. Trop nombreux. Voilà la violence à son apogée, des projections frappent le voile d'Aljann de tous les côtés, provoquant un bruit de verre brisé à chaque fois. Les sourcils du dieu sont froncés et ses doigts crispés, il fournit de gros efforts pour garder son bouclier activé. Les cris s'entremêlent, créant un brouhaha entêtant, des ordres, des encouragements, des jurons, des grondements d'effort. Je me faufile entre les secondes, je guide, préviens, annonce à travers les paroles d'Harcogne, toujours concentré sur mes pensées et sur son combat à la fois. Et cette seconde d'avance, elle sauve des vies… Je perds un instant ma concentration lorsqu'un éclat lumineux passe à quelques millimètres de ma joue.
Puis la présence de la déesse aux fleurs bleues remplit l'air avant que quiconque ne la voie. Une atmosphère s'installe, si lourde qu'elle me compresse la poitrine. Autour de moi, la bataille commence à prendre forme : pas encore un choc général, pas encore un carnage, comme si nos deux armées étaient à égalité. Je sais pourquoi. Nous savons pourquoi nous nous battons, nos adversaires n'en ont aucune idée. Nous nous battons pour nos familles, nos amis, pour la paix et l'équilibre, tandis qu'en face, ils obéissent aux ordres aveuglement. Tyler remarque que quelque chose me dérange et quitte son porte un instant :
"Tout va bien ?"
J'acquiesce. Puis me ravise et hausse les épaules. Cette question a-t-elle réellement un sens dans un moment comme celui-là ? J'en doute. Dans mon esprit, mes pensées sont claires. Trop claires peut-être. Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Elle approche. Et elle n'est pas seule. Je me reconcentre et ferme les yeux. Il y a un mouvement brusque à droite, un éclat lumineux, la ligne des assaillants qui s'élargit. Je vois la vague avant qu'elle n'arrive. J'entends Harcogne lancer :
"En éventail ! Flanc droit !"
Comme un seul homme, ils se placent. C'est étrange de les voir suivre des consignes que je n'ai données qu'une demi-seconde plus tôt. Étrange… et effrayant. Une seconde peut donc tout faire basculer… Puis son rire résonne alors, trop doucement, trop sereinement. Trois silhouettes drapées d'un drap blanc éclatant se matérialisent doucement. Leur capuchon tombe un par un. Leyenda abordant son sourire le plus hypocrite, à droite, Në Dashuri, le regard froid et supérieur et… Victoria. Son regard aussi calme qu'un lac, aussi tranchant qu'une lame invisible. J'en perds le fil des secondes… J'aperçois Harcogne avoir un temps d'arrêt, mais la seconde suivante elle est repartie comme si de rien n'était. Dans mon dos, Tyler jure :
"Bordel de merde…"
Moi… je reste immobile, incapable de faire un autre geste. La déesse pose ses yeux rougoyants sur moi.
Rien que ça. Juste ça et le monde bascule autour de moi. Je sens un tiraillement, comme un fil qu'on tire au fond de mon esprit. Ma vision se trouble. Les secondes cessent de défiler correctement ; elles se renversent, s'étirent, se compressent. Mon souffle se coupe. Ma poitrine se serre :
"Gabriel ?… Hey, Gabi !"
La voix de Tyler me parvient comme à travers une vitre. Sourde et étouffée. Je veux répondre. Je veux bouger. Je veux fuir. Mais je ne peux plus.
Në Dashuri incline la tête, son sourire s'élargissant.
"Tu observes si bien… Laisse-moi regarder à travers toi."
Un froid mordant envahit ma nuque. Une force invisible s'insinue derrière mes yeux, comme si quelqu'un ouvrait une porte invisible. Mes doigts tremblent. Mes genoux cèdent. J'ai beau lutter de toutes mes forces, je suis trop faible, elle est trop puissante. Je ne peux que murmurer :
"Non !"
C'est trop tard. Quelque chose franchit la barrière de mon esprit. Un voile de lumière blanche, douce en apparence, mais lourde comme un poids impossible à repousser. Je sens ma conscience glisser, se décaler, comme si je devenais spectateur de moi-même. La déesse prend place. En moi, comme elle l'a déjà fait auparavant. J'ai mal, la Douleur est de retour, plus foudroyante encore.
Tyr fait un pas vers moi, prêt à intervenir, mais Në Dashuri – ou ce qu'elle est devenue en me possédant – lève simplement une main en empruntant mon geste.
"N'approchez pas. Attaquez-moi, vous le tuerez lui…"
Sa voix sort de ma gorge. La mienne, mais déformée. Capturée.
Höle recule d'un demi-pas, réalisant ce qui vient de se produire. Harcogne blêmit. Aljann relâche un instant son bouclier sous la surprise. Tyler étouffe un cri :
"Gabi…"
J'aimerais hurler que je suis encore là, coincé à l'intérieur de mon propre corps mais encore présent. Je suis simplement emprisonné derrière mes propres yeux.
Les dieux n'osent plus bouger. Les rebelles, trop occupés par Leyenda, Victoria et leurs adeptes, n'ont rien remarqué. Les tout-puissants ne peuvent plus attaquer sans risquer de me tuer, elle le sait. C'est volontaire, elle l'a voulu.

Annotations
Versions