Chapitre 55
I got wasted, learning how to let it out - The Tech Thieves
Sa présence prend trop de place au creux de ma cage thoracique, je sens son âme froide me geler les organes. Elle me fait mal, me brûle les poumons si bien que ma respiration est hachée, elle m'écrase les côtes et serre mon cœur. Je suis enfermé dans mon propre corps, tout ce que je peux faire, c'est essayer de respirer autant que je le peux et pleurer de frustration. Je ne peux même pas bouger un doigt. Sa voix résonne dans ma tête, trop fort, il y a de l’écho comme lorsqu’on crie dans un hall d’immeuble ou une pièce sans meuble. Je suis le seul à l’entendre :
"Tu vois ? Je gagne à chaque fois."
J’aimerais hurler, lui montrer qu’elle a tort, qu’elle finira par perdre. Mais rien ne sort, je n’arrive même pas à ouvrir la bouche… Je vois sans vraiment voir les formes floues de nos adversaires comme celles de nos amis. C’est comme si toute l’action se déroulait au ralenti, à travers une vitre épaisse et teintée. Les silhouettes bougent lentement, je reconnais Tyr, à grande peine. Il est à genoux, je ne distingue pas l’expression de son visage. Höle est figé, sa cape noire volette dans son dos, ses flammes sont étrangement vacillantes, comme instables. Aljann retient Tyler, ce dernier m’appelle encore et encore. J’entends les larmes dans sa voix et mon cœur se fissure… J’aimerais lui répondre, me jeter dans ses bras, lui faire comprendre que je suis toujours là, que cela ne peut pas se terminer ainsi. Mais la déesse aux fleurs bleues occupe toute la place et ne me permet aucun mouvement, aucune parole. Sa voix résonne encore en moi sans que ma bouche ne s’ouvre, ses paroles vibrent dans mes os, s’infiltrent jusqu’à mes oreilles sans effort :
"Ils ne peuvent pas me toucher… Ton corps est mon sanctuaire et ils ne feront jamais de mal à un vivant."
Elle exerce une pression si douloureuse sur mon esprit que je peine à penser par moi-même. J’ai l’impression qu’elle prend racine, qu’elle cherche à fouiller chaque recoin de ma mémoire, chacune de mes peurs, de mes failles. Des fragments de souvenirs me reviennent dans le désordre et complètement déformés. La voix de Höle traverse la brume qui m’envahit petit à petit :
"Gabriel ! Résiste ! Souviens-toi, il n’y a que toi qui puisses la repousser."
Në Dashuri ricane à l’intérieur de ma tête :
"Le Grand Höle t’apprécierait-il donc ? Voilà qui est intéressant… Mais ton esprit est bien trop faible."
Peut-être a-t-elle raison ? Je n’en sais rien, mais je préfère croire Höle. Je préfère penser qu’elle a tort et que je peux m’en sortir. Parce que je suis encore là, malgré sa présence étouffante, malgré la douleur qu’elle m’inflige, je vois encore, je pense encore. Je suis veilleur. Même prisonnier, même enchaîné, mon esprit se concentre et cherche. J’avance d’une seconde, puis d’une autre… Et je la vois. La faille. Sa faille. Sa faiblesse. Petite, infime, presque invisible mais tout de même là. Elle me tient parce qu’elle me fait peur, parce qu’elle me croit seul et par conséquent j’y crois aussi. Jusqu’à maintenant. Je ne suis pas seul, bien sûr que non. Oui, je suis l’unique vivant parmi les morts, mais cela ne m’empêche pas d’avoir des gens derrière moi. D’aimer et d’être aimé en retour.
Soudainement, mon attention se détourne en même temps que celle de Në Dashuri. Une lumière douce, mais dont la puissance est clairement visible, éclaire les ruines du palais de Tyr. Elle ne surgit pas violemment, elle s’impose avec grâce et légèreté. L’air se plie, le silence se fait. Même la déesse qui me possède se fige sans pour autant relâcher sa pression. Une silhouette élancée apparaît derrière Tyr. Une femme, droite, calme, d’une beauté si pure qu’elle m’éblouit… Ses longs cheveux violet pastel me sont familiers, je l’ai déjà vu… Mais où ? Et qui est-ce ? Ses yeux lilas brillent d’un éclat sage et profondément humain. Les trois dieux se retournent d’un même mouvement lent, comme attirés par son aura. Leur expression change, Höle sourit et c’est étrange à voir, Aljann est aux anges et Tyr… n’a jamais paru si humain, si vrai, si fragile et fort à la fois. Il souffle :
"Te voilà… Tant d’années et tu réponds encore à mes appels…"
Elle lui offre un sourire et pose une main sur son bras. Un simple geste et pourtant, j’ai l’impression que tout se stabilise.
"Je ne pouvais pas rester absente et puis… j’ai longtemps attendu un signe de ta part."
Sa voix n’est ni dure, ni douce. Elle est juste et… amoureuse. Le retour de la douleur me ramène sur terre. Në Dashuri recule d’un pas avec mon corps. Sa voix, mélangée à la mienne, crache :
"Vous n’avez rien à faire ici ! Ce combat ne vous concerne en rien !"
La femme incline la tête sur le côté et m’observe une seconde :
"Tout ce qui touche aux vivants concerne leur divinité. En l'occurrence, c’est moi, alors j’ai tout à fait ma place ici."
Son regard pénètre mes pupilles, elle m’observe, moi, pas mon corps, pas Në Dashuri, moi. Jamais je ne me suis senti vu ainsi, comme si elle pouvait lire en moi, deviner mes pensées et le moindre de mes sentiments. Elle dit doucement :
"Gabriel, tu es loin d’être faible. Elle ne te tient que parce que tu crois ne pas pouvoir t’en sortir."
La déesse dans mon esprit hurle sans que personne d’autre que moi ne l’entende :
"Ne l’écoute pas ! Elle ment ! Tu es faible ! Tu es vivant ! Tu ne peux rien contre une âme comme la mienne, rien contre une puissance comme la mienne !"
Je l’entends mais je ne l’écoute pas. Je suis déjà concentré, je vois la suite. Une seconde en avance, puis une autre et encore une autre. Trois. Un exploit. Non, je ne suis pas faible, je refuse de croire cela. Oui, je ne suis pas le plus fort, oui je ne suis pas très puissant, mais je ne suis pas faible.
Je vois comment cela se termine. Elle ne me laissera pas de son plein gré, elle est bien trop orgueilleuse et entêtée. C’est à moi de la chasser. Alors je rassemble ce qu’il me reste de force. Mentale, pas physique. Je tente de reprendre ma place. Mon corps. Je repère la fissure aperçue plus tôt et m’y faufile doucement. La douleur explose, en moi, en elle, en nous. Mais qu’importe, je continue. Je dois gagner.
"Tu n’as pas le droit !"
Mon esprit, ma force, ma liberté, j’ai tous les droits. Elle n’est qu’une intruse. Je persiste, je force, je la repousse, j’ai l’impression de brûler de l’intérieur mais je m’en fiche. Je n’entends plus ce qu’il se passe autour, je suis sourd à tout, jusqu’au bruit du vent dans les arbres. Il n’y a plus qu’elle et moi. Puis enfin… elle cède. Elle est expulsée comme une ombre, mais elle ne reprend pas forme, son âme explose en un millier de pétales bleues…

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