Chapitre 56
We keep all our promises be us against the world - Katy Perry
Le silence qui suit la tempête est comme irréel. Plus un seul cri ne retentit, plus aucune magie ne gronde, plus de cendre voletant dans l’air. Juste le souffle du vent qui soulève mes cheveux en traversant les décombres du palais. Le sang a cessé de couler mais les larmes ne se tarissent pas encore. Le ciel paraît… plus vaste, plus bleu. Comme si quelque chose de bien trop grand et sombre pour ce monde s’était enfin envolé. Les habitants se redressent doucement, les sbires de Në Dashuri semblent avoir disparu en même temps qu’elle. Leurs pas sont hésitants, certains ramassent quelques-uns des pétales qui tapissent le sol avec prudence. Les regards se cherchent et s’accrochent. Certains pleurent de joie et de douleur, d’autres rient, nerveusement, comme s’ils avaient oublié comment faire. Puis un murmure se détache des autres :
"C’est fini…"
Et cette simple phrase se répand comme une onde, elle fait sourire et soulage. Des applaudissements s’élèvent, d’abord timides, puis assurés. Nous sommes encore forts, encore nombreux. Rapidement, ce sont des cris, des exclamations, des voix qui scandent des noms. Ceux des dieux, des combattants, ceux qui sont encore là mais aussi ceux qui ont été renvoyés sur leur tombe respective, ceux qu’il faudra ramener coûte que coûte.
Moi, je suis incapable de faire le moindre mouvement. Tout mon corps tremble encore, c’est comme si mon âme n’avait pas encore repris toute sa place. Comme si l’écho de l’affrontement vibrait encore dans mes os. Nous avons gagné… Oui, j’ai tenu bon et nous avons vaincu. Pourtant quelque chose en moi sait que ce n’est pas la fin, du moins pas vraiment, pas encore. Je sens son regard avant même de le croiser. Tyler. Il fend la foule, ses yeux encrés dans les miens, repoussant doucement les gens qui l’interpellent. Lorsqu’il arrive enfin à ma hauteur, il ne dit rien. Comme si les mots étaient trop douloureux pour être entendus. Ses bras entourent simplement mon corps et je n’ai plus la force de me retenir. Je cède et m’effondre contre lui, mes mains agrippent son pull à l’odeur de fumée et de sang. Il me serre fort, nous n’avons pas besoin de parler, pas besoin de mots, sa respiration tremblante me dit tout. Pourtant il murmure :
"Tu es là… Tu vas bien… J’ai eu… si peur."
Je hoche la tête, incapable de parler, ma gorge est trop serrée et les larmes brûlent mes yeux. Ses mains douces remontent jusqu’à encadrer mon visage, ses yeux me sondent comme pour vérifier que c’est bien moi, qu’elle n’est plus là. Puis il dépose ses lèvres sur mon front, ma tempe. C’est si doux que j’en ai mal. Je ferme les yeux, gravant cet instant dans ma mémoire, j’aimerais savoir arrêter le temps… Mais les dieux approchent. Tyr en tête, sa posture droite et solennelle jure avec son regard triste et le sourire qu’il nous adresse. Derrière lui, Höle sert un Aljann en larmes dans ses bras, la déesse à la chevelure violette se tient également près de lui. Je comprends sa douleur… Malgré ce qu’elle était devenue, il a perdu sa fille… La foule se tait et le Dieu suprême annonce d'une voix forte :
"Peuple de la Cache ! Ce que nous avons vécu aujourd’hui marquera l’histoire de ce monde. Mais tout est terminé, la guerre, la peur et les larmes. Vous êtes libres. Mais la liberté a un prix et certains l’ont payé plus que d’autres."
Son regard se pose sur Tyler et moi.
"Il reste une dernière chose à accomplir avant que tout le monde rentre chez soi. Gabriel, Tyler ? Avancez."
Je sens Tyler se raidir, ses doigts se resserrent autour des miens. Nous échangeons un regard puis obéissons :
"Vous avez résisté là où même les dieux auraient pu faillir. Vous avez aimé, protégé même ceux que vous ne connaissiez pas, vous avez tenu bon. Pour cela… vous méritez plus qu’une simple reconnaissance."
Höle et Aljann s’avancent alors, les flammes du dieu du Gouffre font briller les larmes de son bien-aimé et les miennes également :
"Nous vous offrons un don."
Une douce lumière nous entoure alors, chaude, rassurante, mon cœur accélère et je respire. Quelque chose change en moi, une clarté nouvelle. Une force calme, douce et profonde, elle ne brûle pas, ne dévore pas. Tyler aussi ressent ce changement, je le vois à sa façon de respirer.
"Nous vous élevons au rang de divinités inférieures. Vous êtes liés au monde des morts, mais libres. Vous voilà revêtu d’une toute nouvelle immortalité d’âme…"
Dans sa voix, je sens que cette élévation n’efface en rien la réalité. Je m’incline bas et ose poser la question :
"Je ne peux pas rester… n’est-ce pas ?
— Malheureusement non. Tu es vivant, Gabriel. Le monde des morts n’est pas encore le tien."
J’étais pourtant préparé mais ses mots me serrent le cœur. Aljann s’avance et me prend dans ses bras :
"Nous nous reverrons. Mais la vie est précieuse, cher Gabriel…"
Lorsqu’il se recule, Höle m’offre une accolade légère et Tyr l’imite, suivi de Harcogne, qui reste plus longtemps que les trois autres. Ses yeux brillent à elle aussi. Puis vint le moment, je me tourne vers Tyler et mes joues sont déjà baignées de larmes :
"C’est ici que tout s’arrête alors ?" demande-t-il à voix basse.
"Nous, rien ne s’arrête… C’est juste… une attente ?"
Il approche doucement son visage du mien, lentement, comme pour garder l’image de mon visage gravée sur sa rétine. Ses lèvres se posent sur les miennes, sans urgence, c’est une promesse silencieuse. Un au revoir, pas un adieu. Quand il se recule à contrecoeur, il murmure :
"Je t’attendrai. L'éternité s’il le faut."
Je souris à travers mes cascades de larmes :
"Je reviendrai. Je te le promets."
Je l’enlace une dernière fois, comme si je pouvais emporter la sensation de son corps contre le mien, de son odeur et son sourire avec moi. Les dieux nous entourent et lorsque je recule, la déesse Lilas me tend une main. Je lance un dernier regard aux habitants de la Cache, aux dieux et à Tyler en acceptant son geste. La dernière image qu’il m’offre est son sourire rempli d’espoir et ses yeux amoureux. Je sens mon âme s’effacer, je pars le cœur lourd mais libre. Et je suis sûr d’une chose… Même la mort ne peut séparer les âmes sœurs comme nous… Je reviendrai, quand le jour sera venu, quand mon heure aura sonné. Je l’ai promis.

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