1.

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Monde de merde.

Les mots tournaient en boucle dans l’esprit de Liam comme une rengaine mal digérée. Ses lacets défaits rythmaient les syllabes, caressaient l’asphalte fissuré avant de fouetter ses converses d’une autre époque. Mieux valait le vert terni de ses chaussures que les meurtrissures des façades, que la mine blafarde des badauds. Tout valait mieux que ça.

A peine sorti du métro, il s’était perdu dans un dédale à l’abandon, à mille lieues de l’image potable de son quartier en périphérie. Il n’habitait pas un coin cossu, mais au moins dans sa rue, les rats ne se frayaient pas un passage entre les ivrognes. Un arbre survivait sous sa fenêtre, un semblant de pelouse ornait la cour, certes, entre deux dalles. Un peu de vert luttait encore contre le gris et rien que pour ça, Liam était satisfait. Ici, les trottoirs jonchés de déchets narguaient les façades décrépies et seule la décadence en sortait vainqueur. Ici, la misère de la société ne se cachait pas sous un vernis de modernité, elle s’exposait au grand air, clamait même son existence. Les autorités avaient pourtant toute latitude pour y mettre bon ordre, seulement elles préféraient exhiber la plaie. Si l’indigence se terrait derrière les portes closes, qui s’en inquiéterait ? Accepter que les bas-fonds gisent à la surface servait les discours radicaux, c’était la conclusion de Liam en tout cas. Alors, ici, la mascarade continuait. On s’indignait, pointait du doigt cette verrue citadine, telle une tare de l’humanité quand elle n’était que le reflet sa duplicité. Il aurait pu l’ignorer, fermer les yeux ou faire semblant comme les autres, mais la puanteur ne lui demandait son avis.

Fronçant le nez, il se concentra sur les noms de rues. Un pas après l’autre, un carrefour après l’autre, évacuer le décor et se focaliser sur son objectif. Il ne pouvait rien pour les habitants d’ici, ni pour les autres d’ailleurs. Il avait déjà assez de mal à s’occuper de son cas. Trouver l’immeuble, trouver la fille, ça ne devrait pas être compliqué. Sans plan, sans téléphone, sans un quidam pour le renseigner, si, c’était compliqué. A court de solution, il se planta à un croisement et chercha l’inspiration dans le jour déclinant. Il n’y avait bien que le ciel pour arborer encore une couleur orangée. Les teintes se frayaient un chemin jusqu’à la cime des immeubles, tentaient de redorer la vie d’en bas. En vain. Seul le clocher de la vieille église captait le jeu de couleurs. Liam avait toujours aimé ces bâtiments, leur flèche pointée vers un ailleurs, ouvert à la lumière et pourtant gardien d’une saine fraicheur. Avec ses fenêtres barricadées, ses vitraux occultés par la propagande du Monde d’Après, l’église avait vu son avenir muselé. Comme le pauvre bougre avachi sur les marches, songea Liam à la vue d’un énième sans-abri. Finalement, ils étaient les mieux lotis, pas de pression, une cause perdue pour tous, chacun leur foutait une paix royale. Tranquillité et solitude. Il aurait aimé avoir la liberté de s’asseoir à côté de ce type, de se moquer du regard des passants comme des injonctions qui s’abattaient de toutes parts, protéger sur le seuil de cette foi à laquelle il ne croyait même pas. Caler un coude sur son genou râpé, une bière logée dans la main et une cigarette entre les doigts pour plonger ses yeux mornes sur le monde d’en bas. Leur vie était rude, il n’en doutait pas. Un combat de chaque instant, une lutte qui vous limait la conscience et aiguisait la soif, mais ils étaient libres. Liam s’approcha, posa le pied sur la première marche et jeta quelques billets dans le gobelet vide de l’homme. Aucune parole ne lui venait, comme souvent. Il n’aurait pas à se battre pour manger ou boire ce soir. Il ne pouvait pas lui accorder plus. Un jour de répit.

Lui aussi pourrait bénéficier d’un délai. Une bouche de métro à l'angle lui offrait une échappatoire. Oublier l’immeuble, la rencontre forcée avec cette fille et retourner pour un instant à sa vie. D'un pas hésitant, il se dirigea vers elle à deux doigts de céder. Son regard capta un panneau publicitaire adossé à l'entrée. La mâchoire crispée, Liam secoua la tête devant la dizaine d’affiches du Monde d’après. L’étoile montante de la politique occupait le moindre espace de liberté. Sur la réclame, la gerbe de blé traditionnelle baignant dans un océan de sang avait été reléguée dans un coin, histoire de masquer la véritable nature du discours. Une stratégie payante, d'après ce que Liam avait constaté ces derniers mois. Cette version édulcorée offrait le visage souriant d’une bande de gamins débraillés. Vêtus de leurs habits officiels, les enfants couraient dans un pré vert tendre sous l’œil attendri de deux adolescents. Dans le bleu tranchant d’un ciel sans avion se détachait le slogan Pour eux en lettres stylisées. L’image innocente avait de quoi séduire. Qui ne voulait pas redevenir cette jeunesse insouciante aux pieds nus, le nez tourné vers les nuages ? Seulement Liam avait pleinement conscience de ce qu’elle dissimulait. Son lot de souffrances et d’injustices. Ces images ne montraient jamais les mêmes mômes se crever à la tâche, succomber à la première maladie ni les meurtrissures des ados fautifs du moindre écart. Personne ne diffusait sur les murs de la capitale les photographies des déserteurs ou les traumatismes infligés par leur mentor. Même si elle était à vomir, il préférait encore la gerbe de blé. Elle ne mentait pas et annonçait la couleur. Rouge.

Liam plissa les paupières et découvrit que l’ensemble recouvrait un plan du quartier. D’un geste vif, il arracha le tout, laissant les courants d’air emporter les lambeaux. Avec un sursaut de mauvaise conscience, il observa les papiers dévaler la pente, s’accrocher au premier poteau ou se noyer dans le caniveau. Il ajoutait à la saleté ambiante, mais trouverait son chemin. Du doigt, il suivit les lignes entremêlées et sourit franchement. Rue du bout, juste après le prochain croisement.

Avec détermination, les mains calées dans les poches de son blouson en cuir, il remonta la rue non sans jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Au cas où. Ses doigts rencontrèrent son canif, toujours planqué sur lui. Au cas où également. Il ne craignait pas pour sa sécurité, mais ce couteau, offert par un oncle, lui avait sauvé la mise plus d’une fois. Décoincer un truc, réparer un autre, bidouiller en somme. Analyser le fonctionnement des machines, comprendre leur assemblage, décortiquer le tout pour les améliorer. Du logique, du concret et seulement deux possibilités : ça marche ou ça marche pas. Pas de zone grise, d’entre-deux trempé d’émotions. Et un outil qui lui ouvrait toutes les voies. Le cure-dent avait disparu depuis longtemps et des taches noirâtres issues d’une malencontreuse expérience striaient le manche, néanmoins il était un ami fidèle. Bien plus que les gens, plus aisé à comprendre surtout.

Enfin parvenu dans la bonne rue, Liam observa les immeubles. Une fois de plus, rien ne les distinguait des autres. La pierre noircie par la pollution se constellait de tags et d’affiches jusqu’au premier étage. Pas de linge accroché aux fenêtres qui aurait donné un peu de couleur et de vie à ces façades, pas de chaise sur les balcons accueillant un petit vieux curieux, pas d’épicier balayant son bout de trottoir. L’unique magasin était déserté d’ailleurs. Peut-être que le quartier s’animerait dans la soirée ? Il avait calculé son coup pour arriver à la débauche, mais rien ne lui assurait qu’elle serait là. Il n’avait aucune envie de faire le pied de grue devant son appartement, pas plus que de refaire le trajet.

D’un pas moins vif, il franchit les derniers mètres. Inutile de se presser si elle sortait de chez elle, il la croiserait. Impossible de manquer cette blonde dans un tel décor. Dans n’importe quel décor d’ailleurs. Liam aurait dû se méfier de sa propension à attirer l’attention, du plaisir retiré à capter tous les regards. Ou alors était-ce ce qui lui avait plu et intrigué ? L’exact opposé de lui. Le numéro 40 trônait au-dessus de l’entrée, une simple porte cochère brune au vernis écaillé. Il poussa le battant dans une grande inspiration, attendit le déclenchement de la lumière automatique pour inspecter le hall. Un tapis élimé, des annonces sur le pan de mur à sa droite et une rangée de boites aux lettres sur sa gauche. Liam se planta devant cette dernière, le front plissé de concentration. Justin, Michaud, Lagisquet, Desforges. Bingo ! Deuxième étage droite.

Si près du but, l’hésitation le saisit à nouveau. Cette confrontation était-elle vraiment nécessaire ? Pour obtenir des réponses, toucher du doigt pour une fois la nature humaine, peut-être. Mais ses problèmes se résoudraient-ils ? Rien de certain. Et s’il pouvait s’épargner une prise de tête, c’était pour le mieux. La tentation d’opérer un demi-tour était de plus en plus séduisante. Fermer les yeux sur sa lâcheté, se convaincre que laisser pourrir la situation offrait la meilleure voie. Oui, il se poserait aujourd’hui, évacuerait la tension et s’arrangerait des conséquences. Deuxième étage droite. Ses jambes flageolèrent, il aurait dû avaler un truc avant de partir, autre qu’une demi-cafetière en tout cas. Son regard passa de la porte menant aux escaliers à celle de l’ascenseur. Autant garder son énergie pour la conversation à venir. Si son corps acceptait enfin d’enclencher la première. Un déclic le fit sursauter et le jeune homme aperçut du coin de l’œil une tornade brune se faufiler dans le hall dans un bruissement de sacs. L’arrivée inopinée d’un résident le força à agir. Il suivit la fille chargée comme une mule, emporté par son dynamisme. Les yeux fixes sur son dos, il répéta son discours, affuta ses répliques. Vêtue d’un vieux gilet mauve, les doigts crispés sur les anses plastiques, la femme se contorsionna pour appeler l’ascenseur. Liam n’esquissa pas le moindre geste, perdu dans ses pensées, absorbé par la masse de boucles sous son nez.

À l’arrivée de l’ascenseur, les portes s’ouvrirent, dans un grincement sinistre. Liam leva la tête, attiré par la lumière clignotante de la cabine puis son regard se porta sur le bout de lino beige usé jusqu’à la corde. Aussi vétuste que l’immeuble, l’engin lui fit regretter son choix. Les bottes devant lui se déplacèrent et dans un hochement de tête, il se résigna à les suivre. Il pénétra dans l’espace étroit, à la douce odeur de renfermé, se retourna immédiatement avant d’appuyer sur le chiffre deux déjà éclairé à sa droite. Il pouvait rester en apnée pour deux étages, tenta-t-il de se convaincre. Si ces portes daignaient se refermer ! Marmonnant un énième juron, ses doigts se pressèrent sur l’étage voulu. Ignorant le ricanement de la femme, il observa le mouvement des portes aussi lent que le temps de réaction de la machine. Un tag ornait la paroi à moitié recouvert par la gerbe de blé. Ils s’insinuaient ici aussi. La cabine se mit en branle, le déstabilisant. La paume calée sur un battant, Liam se redressa et reprit les arguments de son speech. Deux étages ne suffiraient pas, mais il se faisait confiance pour improviser. À coups sûrs, se retrouver face à cette tête à claques l’inspirerait. Sa mauvaise foi n’atteignait pas de limites. Elle était attirante avec ses pommettes hautes et ses yeux de biche, aussi attirante qu’un papier tue-mouche. Et Liam s’était englué les pattes dessus. Ses pensées dérivaient ponctuées par les chaos de la cabine. Les grincements de la mécanique au-dessus de sa tête n’auguraient rien de bon pour l’avenir du système.

Un bruit profond, sourd le tira définitivement de ses songes. Le grondement s’amplifia accompagné de soubresauts de l’ascenseur, puis tout s’emballa. Les lumières déjà moribondes s’affolèrent, le sol trembla. Le vacarme assourdissant étouffait les cris de sa compagne d’infortune, seulement Liam n’avait pas le temps de s’en préoccuper. Les doigts crispés sur la barre, des pensées incohérentes se succédaient. Si la cabine s’effondrait, ils auraient une chance de s’en sortir, ils venaient de dépasser le premier étage. À moins qu’ils restent suspendus, vacillants dans le vide. Si le plafond ne les écrasait pas entre temps. Bon sang ! Un dernier assaut de l’engin le terrassa, sa tête heurta une arête saillante, ses genoux se dérobèrent et en une fraction de seconde il se retrouva à terre. Les lumières s’éteignirent définitivement, à moins que ce soit son cerveau. Était-il mort ? Non, un cliquetis métallique lui parvenait encore, de plus en plus lent et lointain, comme un compte à rebours. Puis, plus rien. Plus de son, plus d’image. Juste le noir. Un monde de merde, il le savait.

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