2.

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Seule la douleur existait. Epaisse et opaque, elle s’infiltrait dans chaque cellule de Liam. La joue collée au sol, il reconnut l’odeur du lino défoncé du placard, la pellicule grasse qui s’accrochait à ses larmes de rage. Il maitrisait ces sensations familières, la pulsation sur la tempe, le sifflement des tympans. Ces vieilles compagnes lui rappelaient qu’il tenait encore debout. Il déglutit, laissa le gout ferreux se répandre dans sa gorge. Il avait dû se retenir à s’en mordre la langue, ou alors une dent ébréchée avait attaqué sa lèvre une fois de plus. Par un réflexe primaire et inutile, il déplia son bras pour atteindre la blessure à la tête, déclenchant un assaut redoublé du martèlement. Plissant les paupières, il persista et sa paume rencontra un menton râpeux. Non, il n’avait plus huit ans et ne gisait pas dans la maison familiale.

Liam contracta la mâchoire, se sachant plus tenace que la douleur. Elle n’était rien, ne l’avait jamais été, se combattait par la colère, s’effaçait pour ne devenir qu’une toile de fond. Il se concentra sur ses pieds appuyés contre une paroi, sur le manche de son couteau qui lui rentrait dans les côtes, sur la goutte tiède qui atteignait la commissure de ses lèvres. Les brumes se dissipèrent laissant filtrer un son métallique qui raviva ses souvenirs : l’ascenseur, le bruit, la chute.

L’ascenseur avait eu un problème, ça il en était certain. Etaient-ils tombés pour s’écraser au sous-sol ? Il paraissait en trop bon état pour ça. L’urgence était de se redresser, de constater les dégâts. Avec mille précautions, il entreprit de s’appuyer sur ses bras, ramena ses jambes, centimètre par centimètre autant pour ménager son corps que la cabine. Qui savait si elle n’était pas à deux doigts de basculer ? Le balancement incessant devant ses paupières closes pouvait tout aussi bien être dû au mouvement de l’ascenseur qu’à sa plaie. Déjà hors d’haleine, Liam grogna pour évacuer le mal et achever de se déplacer. Encore un effort, deux secondes et tu pourras t’asseoir, s’encouragea-t-il. Brusquement, sa stratégie changea. Comme un pansement qu’on arrache d’un seul coup, il se rua vers la paroi et s’y adossa en sueur.

— Fais chier !

Le grondement émis par sa gorge amena une autre salve de douleurs, mais il était en position. Plus rien ni personne ne l’obligerait à en changer. Un gémissement lui parvint, le contredit aussitôt.

— Et merde, souffla-t-il.

Il avait oublié la fille et il pouvait prétendre ne pas se souvenir d’elle encore un peu. Du moins, il essayait de s’en convaincre. Première étape, ouvrir les yeux et vérifier qu’elle était toujours en un seul morceau. Liam pivota la tête vers le son et compta jusqu’à trois avant d’affronter la lumière. Un. Aucun flash aveuglant ne lui parvenait au travers des paupières, un bon signe. Deux. Pas d’alarme ou de sirènes quand il y réfléchissait, beaucoup moins rassurant. Trois. Rien. Ses pupilles balayèrent la zone et ne rencontrèrent qu’un noir opaque.

Pourquoi les loupiotes de sécurité ne s’étaient pas enclenchées ? Supposées être à toute épreuve, elles étaient la base de la sécurité ! Assurer un éclairage pour éviter la panique. Lumière de secours, tu parles ! gronda-t-il. La vétusté de l’immeuble arrivait en tête des coupables. Entretien mal effectué, négligence ou une putain d’ampoule grillée, qui pouvait dire ? Ça ne l’avançait pas vraiment. Deuxième étape, vérifier l’état de la fille à l’aveugle. Ou bien rester là, à attendre qu’on vienne les secourir. Très tentant, mais ça lui pèserait sur le karma. Non pas qu’il croyait au destin, à une balance cosmique quelconque, mais si elle pouvait pencher de son côté pour une fois, il ne s’en porterait pas plus mal.

Combien mesurait cette cabine ? Un mètre cinquante, deux à tout casser. Pas le bout du monde. Il inspira profondément, envisagea de se lever avant de se raviser. Se trainer jusqu’à elle demanderait moins d’effort. La femme émit alors un nouveau bruit. Pas vraiment une plainte, plutôt le genre de murmures soufflés au réveil, bien au chaud sous la couette. Liam suspendit son geste, guettant un autre signe, n’importe quoi. Un froissement de tissu précéda celui de sacs en plastique.

— Ça va ?

La voix rauque, ensommeillée de la fille le soulagea.

— Hé, m’sieur, appela-t-elle plus clairement. Tout va bien ?

— Comme un charme, railla-t-il.

— Pas de casse ?

Liam tâta prudemment sa tête et lâcha dans un souffle :

— Non.

— Moi non plus.

Non, il ne souffrait pas, non il ne voulait pas d’aide, non il ne dépendrait de personne. Sa réponse avait émergé comme un automatisme, mais il ne la regrettait pas.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Une panne, vous croyez ? Pourtant j’ai l’impression qu’on a heurté un truc. Ce qui est stupide dans un ascenseur, enchaina-t-elle sans attendre sa réplique. Ou alors un câble a lâché, mais on se serait écrasé. Non, ça doit être une panne.

Un nouveau bruissement de sacs couvrit le grognement de Liam. La fille continua son monologue tandis qu’il se pinçait l’arête du nez pour tenter de l’endiguer.

— Vous ne dites rien, chuchota-t-elle.

— Pas la peine. Je vois que tu t’en sors très bien toute seule.

Le rire de sa voisine résonna contre les parois de métal et tranchait avec le sinistre de la situation.

— Très bien, Monsieur Ironie, s’amusa-t-elle. Autant se tutoyer, tu n’as pas tort. Tu as appuyé sur le bouton de secours ?

Putain de bouton ! Non, il n’y avait pas pensé. Son unique préoccupation était de s’asseoir. Hors de question de l’admettre cependant.

— Tu te souviens de sa place ? l’interrogea-t-il pour faire diversion.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on n’y voit rien déjà. Parce que j’ai pas envie de m’amuser à tous les essayer. Alors, c’est lequel ?

— C’est vrai ça, pourquoi il fait noir ?

— Enfin une bonne question.

— Merci, lança-t-elle enjouée malgré la pique.

Il ignorait si c’était conscient ou si elle avait deux neurones mal connectés.

— En bas à gauche. Il est un peu plus en relief que les autres.

— D’accord.

Liam prit appui contre la paroi et tenta de se mettre debout. La pulsation sur le côté de sa tête lui sembla moins forte, l’encourageant à amorcer un demi-tour. Tout repère anéanti, il tâtonna le mur et tomba sur la console des étages. Arrivés à la dernière ligne, ses doigts rencontrèrent une excroissance qu’il supposa être le fameux bouton. Il enfonça son pouce dedans avec soulagement.

— Ça y est, tu y es ?

— Oui, marmonna-t-il.

— Et ?

— Et quoi ? Tu veux que ça fasse apparaitre les pompiers ou quoi ?

— Tu as appuyé assez longtemps ? Pour éviter les erreurs, le bouton ne s’active que si on reste plusieurs secondes dessus.

Merde. Elle commençait à l’agacer à avoir toujours à redire. Et d’avoir toujours raison en plus. Il maintint son doigt sur le cercle et compta en silence jusqu’à vingt. Vingt secondes, c’est bien non pour montrer que c’était pas des conneries ? railla-t-il pour le gars chargé de récolter les pressions des boutons d’urgence. Seulement rien ne se passa. Pas de réponse, pas de sonnerie ou même une tonalité.

— Quelqu’un n’est pas supposé nous parler ? murmura-t-elle inquiète.

— Si.

— Ou c’est une alarme silencieuse ? Tu sais le genre qui s’active dans le centre de commande et qui…

— C’est un batiment classé défense ou un truc comme ça ? se moqua Liam. On est dans un immeuble de merde avec un ascenseur de merde qui n’a pas été révisé depuis des lustres et tu veux qu’ils installent un bouton sécurité dernier cri ?

— Non. Tu as raison, c’était idiot.

— Ça l’était, oui.

Ravalant un juron, il appuya de plus belle sur la cloche à en attraper une crampe. Frustré, il essaya tous les autres boutons avec le même résultat. Pas de lumière, pas de mouvement. Rien.

— Pas un truc ne fonctionne ici ou quoi ?

Usé, Liam s’écroula au sol et comprit que la passagère faisait de même. Au moins, elle ne l’assommait plus de théories absurdes. S’en voulant à moitié d'essuyer sa mauvaise humeur sur elle, il réfléchit aux autres options.

— Très bien, on fait une croix sur la sonnette d’urgence, passons au plan B.

— Qui est ?

— Le téléphone. Essaie d’appeler quelqu’un.

Ils auraient peut-être dû commencer par là. Un coup de fil et le tour est joué. En dix minutes, les secours seraient sur place, même s’il leur fallait un peu plus de temps pour les extirper de là. Quoiqu’ils ne devaient pas être loin du second étage. Avec un peu de chance, il serait chez lui avant minuit. Il ne cracherait pas sur une douche et une nuit de repos. La journée du lendemain s’annonçait rude, voire décisive.

D’après le bruit, la fille cherchait frénétiquement dans son sac, repoussait ses clefs, ouvrait une fermeture éclair, écartait des papiers.

— Victoire !

Pas trop tôt, garda-t-il pour lui. S’attendant à la lueur bleue habituelle des portables, il plissa les paupières. Seulement rien ne se produisit.

— T’as un plan C ? grommela-t-elle.

— Pourquoi ?

Oui, pourquoi lui demander ça ? Si elle avait pu contacter quelqu’un, elle ne lui aurait pas posé cette question. Qu’est-ce qui déconnait encore ?

— Ça ne marche pas, marmonna-t-elle avec prudence.

L’angoisse dans sa voix n’avait rien d’encourageant.

— Pas de réseau ? lança-t-il.

— Non, il ne s’allume pas.

— T’as oublié de le charger ?

— Non. Enfin je ne crois pas. Il a peut-être reçu un coup dans la chute.

— Ou tu as vidé la batterie, se plaignit Liam.

— Et toi ? Puisque tu es si prévoyant, essaie d’appeler quelqu’un ! rétorqua-t-elle.

Liam souffla, autant exaspéré par elle que par lui.

— Je l’ai pas, lâcha-t-il du bout des lèvres.

Seul un ricanement lui parvint, mais ça lui suffisait. Il n’avait pas besoin de la voir pour imaginer un regard dédaigneux et une moue victorieuse. Oui, il ne valait pas mieux. La fille commença à déblatérer sur son emploi du temps, cherchant à se justifier. Liam l’écouta d’une oreille distraite, si, elle avait chargé l’appareil, avait même envoyé un message après les courses. Ça ne l’avançait pas plus. Pas de téléphone, pas d’appel de secours. Bon, il restait la bonne vieille méthode ! Il bondit sur ses pieds et se mit à tambouriner sur les portes.

— Héééé ! lança-t-il entre deux coups. Hééé ! On est coincé ! Quelqu’un nous entend ?

Il redoubla d’intensité, s’époumona sans retenue.

— D’accord, c’est un plan comme un autre, approuva la femme dans son dos.

Alors, elle se plaça à ses côtés avant de hurler de concert avec lui. Ses mouvements brusques faisaient voler son parfum jusqu’à lui. Pas le truc floral habituel ou la fragrance capiteuse qui montait à la tête. Non, une senteur fraîche et pas désagréable, mieux que l’odeur de renfermé et de la peur.

— Ya quelqu’un ? C’est Mo ! Je suis coincée dans l’ascenseur.

Ils continuèrent leurs cris, réchauffant l’espace de leur haleine, avant de cesser pour entendre une éventuelle réponse. Seuls les battements de son cœur couvraient le silence pesant. Il décela même ceux de la fille, mêlés au son furtif de sa respiration. Elle le frôla en baissant les bras et Liam comprit sa déception sans peine. En deux pas lourds, elle rejoignit sa place, enfin ce bout de sol qui devenait son territoire et s’affala, avec un soupir, par terre. Les mots étaient inutiles, ces appels étaient leur dernier espoir de contacter l’extérieur. Le plan C de Liam. Il ne pouvait s’en remettre qu’à lui-même, pour changer. Agir et sans attendre une aide providentielle. Comme dans la vie et le système D, il connaissait.

— Depuis combien de temps on est là, à ton avis ? lança-t-elle pour atténuer la tension.

Il n’avait pas perdu conscience, donc ils devaient croupir ici depuis une demi-heure, tout au plus. Quoi qu’il en soit, à otut âge, sans repère et dans le noir, le temps avait une autre prise. De celle qui allonge les minutes dans l’attente, broie les secondes dans les instants heureux et stoppe sa course au moment décisif. Ce matin, du temps Liam n’en avait pas, il s’était disséminé dans les rues puis était mort dans cette cabine. La question centrale n’était pas le temps passé, mais bien celui à venir. Combien d’heures resterait-il coincé ici ?

— T’as une montre ? lança la fille pleine d’espoir, le sortant de ses songeries.

— Une à l’ancienne. Sans lumière, elle ne nous aide pas des masses. Et toi ?

— Elle ne marche pas.

— Quoi ? s’étonna Liam en se redressant.

— Ben, elle s’allume plus.

— Et t’as pas pensé à me le dire ?

Elle bougea aussi, réajusta sa position.

— Pourquoi ? Quel intérêt ? l’interrogea la fille, intriguée.

— Quelles sont les chances pour que l’ascenseur, ton téléphone et ta montre tombent en panne en même temps ?

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