7.

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Se taire. Ravaler sa bile et ses souvenirs, même si aucun acide n’en viendrait à bout. Juste les remiser au plus profond pour avancer jusqu’au lendemain. Peu importe les traces imprimées dans la chair, la nécrose que le temps ne parviendrait pas à vaincre. Les métastases se répandraient, peut-être nourries par la rancœur et le secret. Il le savait, mais le processus était lancé. Pas de retour arrière possible, par habitude ou fierté. Mieux valait se la fermer sur son passé comme on claque une porte de cachot pour condamné à perpétuité. En trente ans, pas un mot n’avait filtré de ses lèvres scellées, alors que beaucoup s’étaient échinés à les forcer. Connaissances, voisins et amies, pas de demi-mesure, pas de confidences sur l’oreiller. À chaque fois, un silence confortable accueillait les curieux, accompagné d’un regard acerbe dans les mauvais jours. Le monde n’avait pas besoin de savoir, de s’apitoyer sur son sort ou de lui délivrer une compassion puante. Parce que le monde était coupable. Des lâches bien contents que ça arrive aux autres, trop préoccupés par eux-mêmes pour ouvrir les yeux sur ce qu’ils laissaient faire. Liam les observait débattre, argumenter dans le vide d’une vie qu’ils n’avaient pas expérimenté, alors que lui y avait gouté jusqu’à l’étouffement. Il préférait les maintenir dans leur ignorance bien-pensante. Seuls quelques psys en connaissaient davantage sur lui, mais uniquement parce qu’une part de sa vie était inscrite sur un dossier.

Liam revoyait ce toubib aux fines lunettes, le premier, persuadé qu’un bonbon et trois jouets amadouaient les gamins traumatisés. Il revoyait la salle aux couleurs vives, les chaises bien alignées et l’odeur douce-amère du nettoyant. Séance après séance, le garçon avait fixé, muet, le praticien, comptant le nombre de rictus défaits ou de soupirs contrariés. D’autres l’avaient remplacé, des joufflus, des jolies, des trop joyeux. Immobile dans un fauteuil trop grand, l’enfant n’avait prêté aucune attention aux crayons, feutres ou cubes, préférant jouer avec les yeux des adultes comme avec leur patience. Il ne rivaliserait pas en force, mais à ce combat de volonté, il avait une longueur d’avance. Ils étaient gentils, ce n’était pas le problème, attentionnés, calmes voire même affectueux. Seulement il était trop tard. Trop tard pour qu’un lien avec le monde des grands ne se tisse, trop tard pour que vogue l’innocence d’un garçon de sept ans. Oui, même à eux, il n’avait pas lâché une pensée.

Alors pourquoi jeter en pâture à Mo des bribes de ces années ? Ce qu’ils avaient connu différait radicalement. Un môme, abandonné par un de ses parents, était monnaie courante, surtout dans cette folie de l’après-crise. Pas de quoi lui arracher une larme. Ceux-là avaient au moins eu pour eux, un membre de la famille resté lucide. Heureusement que certains gardaient les pieds ancrés dans la terre et la tête dans la réalité. Ils avaient balayé d’un revers les promesses éthérées d’un monde parfait. Du Monde d’Après.

Liam ne bougeait plus, alors que Mo avait rejoint sa place depuis plusieurs minutes déjà, toujours essoufflée de sa dernière idée stupide. Allongé au sol, une main posée sur le ventre, l’autre bras en travers des yeux pour occulter le noir, il combattait les souvenirs et la colère. Le vide et l’indifférence restaient ses meilleurs alliés, surtout quand il embarquait quelqu’un dans sa révolte. Il voulait retrouver son silence, la douce léthargie des pensées qu’il s’imposait depuis des années. Oui, il voulait retrouver ce coin paisible dans sa tête, celui qui l’avait sauvé. Il y rencontrait ses inventions, le fruit de théories absurdes et pourtant innovantes, des mystères passionnants qui berçaient son imagination. D’aucuns s’entouraient du murmure du vent et du bruissement d’une cascade. Seuls les rouages d’un mécanisme huilé lui offraient du répit. Ils maintenaient sa conscience dans un état second. Et surtout, ils gardaient à distance les questions sur un passé qu’il ne pourrait pas changer ou les atermoiements sur la poisse accolée à son existence. Une nouvelle source d’alimentation, la transformation d’une vieille turbine, un programme intelligent. Peu importe l'aboutissement, le cheminement complexe l’intéressait avant tout. Et le coupait d’une humanité qui l’avait abandonné. Une inspiration. Il s’immergeait dans cette crique isolée. Une expiration, il s’asseyait sur la pierre brûlante. Une autre bouffée, un schéma se matérialisait dans une vague. Et le ressac emportait son passé.

Apaisé, Liam se souvint de Mo, de celle qui avait tout déclenché et pourtant lui offrait l’espace nécessaire. Il appréciait le geste, même s’il ignorait si c’était par colère ou respect. Peu importait à vrai dire, il obtenait ce qu’il voulait. Ou presque. Il s’assit, appuyant ses coudes sur ses genoux. Non, il n’était pas pleinement satisfait. Surprit, il réalisa regretter son absence ou plutôt l’inconfort que son mutisme déclenchait. Contre toute attente, le désir de connaitre ses pensées était plus fort. Savoir si elle était furieuse ou résignée, si elle optait pour le désintérêt ou s’inquiétait de son côté. Pourquoi se soucier d’elle ? songea Liam. Et pourtant, il se tourna vers le fond de la cabine et murmura à contrecœur :

— Désolé.

Un maigre mot qu’il ne prononçait jamais. Elle s’attendait certainement à plus, au minimum à une explication. Néanmoins, ces trois syllabes étaient plus qu’une main tendue. Si elle ne les saisissait pas, c’était qu’il perdait son temps. Seul un souffle lui répondit, tel un léger relâchement des épaules marquant la fin d’une attente. Elle redoutait peut-être une nouvelle salve, le deuxième round de sa colère. Ou alors était-ce du dépit ? Finalement, il n’en savait rien. Espérait-elle qu’il se rachète en expliquant ce coup de sang ? Pour la première fois, l’obscurité lui était défavorable et Liam aurait donné cher pour décrypter la grimace qu’elle devait afficher. Une moue sévère, les yeux plissés, n’osant pas le regarder de front, ou les lèvres pincées sous des narines frémissantes, qui savait ? Pour l’instant, elle ne lui renvoyait que ses silences.

Bien. Il s’en foutait.

Liam se leva dans un grognement, joua de ses articulations pour évacuer la tension avant de repérer sa place. À peine avait-il esquissé un pas, que l’écho de ses mouvements lui parvint. Mo se relevait également, avec plus de souplesse et de précipitation. Elle le rejoignit au centre de la cabine, son corps à quelques centimètres du sien. Il ne se retournerait pas, refusait de laisser cette chaleur se diffuser. Prêt à la planter là, elle posa sa main sur son bras. Captés, ses sens se concentrèrent sur cette peau enserrant son muscle. Le geste n'était ni doux, ni tendre, pas agressif non plus. Non, il était apaisant. Le pouce frémissait d’une légère caresse comme pour démentir la poigne du reste. Liam sentait un pouls battant au rythme de son souffle cueilli par sa nuque. Les paupières closes, il désirait à la fois qu’elle le lâche et qu’elle joue des autres doigts. Tous ses repères fondaient sous ce geste inattendu.

— On va sortir de là, chuchota Mo.

Sa main s’effaça permettant à sa paume d’errer une dernière fois sur lui, frôlant l’intérieur de son poignet. Liam déglutit sans pour autant s’écarter, hocha la tête, oubliant qu’elle ne pouvait le voir. Le silence s’étirait, rythmé par leur respiration. La gorge nouée, il ne chercha pas à répondre, à lui offrir le même réconfort. Un autre que lui aurait, d’une pression des doigts, confirmé qu’il allait bien, qu’ils iraient bien. Il se contenta de rester près d’elle, de détendre ses muscles et surtout de partager sa bulle, l’espace d’un instant. Oui, les mots suspendus entre eux n’avaient pas besoin d’être prononcés. Lorsque l’odeur de ses cheveux l’effleurèrent, il comprit que Mo acquiesçait avant de se réfugier contre la paroi.

La tempête avait essuyé son humeur, lavé la tension des souvenirs. Seul le voile d’humidité sur ses tempes témoignait de son forfait comme une chaussée trempée après un grain. Liam empoigna son t-shirt, s’épongea le front avant de s’écrouler dans son coin.

Il mourrait de soif, mais ignorait de combien d’eau ils disposaient. À moins qu’il ne préfère attendre un peu avant de s’adresser à Mo. Le menton sur les genoux, il était tenté de retrouver son couteau. Si la lame n’avait pas cassé, il pourrait être encore utile. Sinon, son fétiche aurait un nouveau stigmate, une entaille supplémentaire, comme les marques qui émaillaient son dos. Un fil brisé qu’une meule patiente restaurerait. Combien de temps resta-t-il ainsi à s’imaginer prendre son canif, à panser ses blessures, à caresser le manche du pouce ? Plusieurs minutes, des heures. Le temps se noyait dans l’espace étroit de cette cabine, empruntait les méandres de ses pensées, pour se dissoudre dans un silence confortable. Liam se sentait prêt à demeurer comme ça jusqu’au bout, si un bout l’attendait.

Il leva les yeux, écouta Mo ajuster sa position. Un vêtement qui se froisse, un raclement de gorge, un soupir plus appuyé. Il l’imaginait, la tête reposant sur le mur, les paupières closes, cherchant un sommeil qui ne viendrait pas. Les jambes allongées devant elle, elle croiserait et décroiserait les pieds, entourerait la taille de ses bras pour se protéger. Liam imita la posture, songea à retirer sa veste pour s’offrir une assise plus confortable, ou un oreiller. Il avait le temps, il n’avait plus que ça.

Soudain, des pas précipités l’extirpèrent de sa torpeur. Le claquement sonore s’amplifiait et de concert, ils se ruèrent sur l'ouverture. Sa voix se mêla aux appels de Mo, se fondirent dans les martèlements que leurs poings impatients projetaient sur les portes. Les pas s’éloignèrent sans même marquer un arrêt, les laissant à bout de souffle.

— Il est parti, marmonna Mo, déçue.

— Impossible qu’il ne nous ait pas entendus, pesta Liam.

Il s’écarta des battants, les mains sur les hanches.

— Ça venait de la cage d’escalier en tout cas. Ce qui exclut Madame Michaud, lança Mo en se plaçant face à lui.

La vieille trainait ses pantoufles comme des patins et de toute façon, il avait pigé qu’elle se ne risquait jamais dans les marches, surtout pas en les dévalant quatre à quatre.

— Le gars descendait ou la femme, j’en sais rien.

— Je n’ai pas entendu de talon, mais tu as raison, ça ne veut rien dire.

Si deviner qui leur avait posé un lapin les occupait un moment, ce n’était pas plus mal. Il s’adossa à la paroi, prêt à jouer avec elle.

— Il y a six appartements au-dessus dont deux de vide, reprit Mo. Chichi se serait arrêté et je suis bloquée avec toi. Au quatrième, il n’y a que Monsieur Justin, mais il est en voyage pour deux semaines.

— Il reste le dernier appartement du troisième. L’homme qui aime les blondes à forte poitrine, répliqua-t-il.

— Bonne mémoire, approuva-t-elle dans un rire. Oui, Jean Jeunier, un barman.

— Une espèce en voie de disparition, ricana Liam.

— Si tu cherches du sain et du vert, tu es dans le mauvais quartier de la ville.

Il avait gouté au naturel, avait été élevé dans l’interdit et la privation poussés à l’extrême. L’authentique était la recette miracle de sa communauté et lui avait laissé une amertume indélébile. Liam préférait divaguer dans une salle emplie de gens, se noyer à leur contact que traverser une vie de principes fallacieux. A peine embauché, Liam avait tenté l’expérience et posé un pied dans ces lieux du passé. Un verre crasseux à la main, la liberté au coin des lèvres, il s’était adossé au bar, savourant les rires gras et les aspérités de la population. Plus de faux semblant, de retenue ou de morale, ils vivaient pleinement malgré les regrets du lendemain ou les futurs étriqués. Ces gens-là ne détenaient aucune vérité et ne l’enfonçaient pas dans l’imagination des autres. Ces gens-là s’occupaient de leur misère, tendaient une main quand ils le pouvaient et ne jugeaient pas les ongles sales qui l’attrapaient. Ces femmes et ces hommes, tout en creux et bosses, donnaient du relief à ce monde. Peu importe les mesures restrictives, jamais on ne lisserait l’humanité.

— En tout cas, reprit Mo, Jean ou l’inconnu a filé, on est bon pour attendre le prochain.

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