LIV
Le reste de la Compagnie nous a rapidement rejoints pour le déjeuner et il y a avait de l’attente dans l’air.
Au dessert, Lin s’est levée.
- Bon. Radio coursives a fait des siennes et vous savez tous que la convocation d’Erik à la CEDH s’est mal terminée.
On a hoché la tête. Impossible, à moins de dormir profondément, d’avoir raté le départ en fanfare de Kris et le retour du Toyota.
- Bien. Voici ce qu’on a pu tirer des événements.
Kris était hyper attentif à côté de moi, tendu comme une corde de violon.
- La convocation, malgré tous les signes officiels, était un faux. Nous avions envoyé un mail de demande de confirmation à la CEDH dès réception de la convocation. Et nous avons reçu, il y a une trentaine de minutes, la réponse : le rapport que j’ai écrit il y a presque deux ans suite aux événements survenus à la forteresse des FER suffisait amplement à la Cour, puisque cela était dans notre ordre de mission. Malgré ça, on n’est jamais à l’abri d’un membre trop pointilleux, et la convocation était légitime. Mais c’était un faux.
Lin a regardé ses mains. Elle semblait presque vulnérable et ça m’a fait mal au cœur. C’est une femme incroyable, forte et, oui, elle a le droit de craquer, mais elle le fait en privé, habituellement.
- Les… salopards qui ont fait ça ont utilisé le principe des dark patterns, nous obligeant à prendre une décision rapidement, sans nous permettre de prendre le temps de la réflexion. Si l’hélico ne s’était pas pointé aussi vite, Erik et moi aurions attendu la confirmation et… il ne serait pas monté dans l’appareil.
Sa voix a craqué à la fin, alors Doc a pris la parole, s’éclaircissant la voix :
- Bien. Erk, pour une fois, n’a pas de grosse blessure. Il a des bleus au ventre, sans doute des coups de poing. Il a quelques lacérations légères aux bras, une un peu plus profonde à la jambe. Par contre, il a reçu une grosse dose d’un somnifère bien synthétique et… vous connaissez l’aversion des frères Hellason à tout ce qui est moderne…
Il y a eu quelques rires, plus nerveux qu’autre chose.
- C’est le point le plus préoccupant de son bulletin de santé. Il est inconscient, sous l’influence de ce sédatif. Et d’après l’analyse du sang du Viking, faite par Lin, il n’y réagit pas très bien.
Kris, à côté de moi, était blanc comme un linge. Kitty s’est collée à lui, lui a passé les bras autour de la taille.
- Il est sous monitoring constant et Le Gros a envoyé toutes les infos qu’on avait sur ce produit à un contact en Europe, qui pourra peut-être aider.
Le Gros s’est levé.
- Après avoir regardé les blessures d’Erk, après ce que Lin a entendu, ce que l’Amiral a vu, on en a déduit que l’hélico avait l’intention d’enlever notre Viking. Dans quel but ? Aucune idée pour l’instant. Voilà ce qu’on pense qu’il s’est passé : Erk a embarqué dans l’hélico dans lequel il y avait deux soldats. Nous avons retrouvé les corps dans l’hélico. Grâce à la super vision de l’Amiral, parce que la carcasse est encore trop chaude pour l’examiner. Dès qu’elle aura suffisamment refroidi, on enverra Jo et d’autres chercher des numéros de moteur, des infos, pour trouver qui a fait ça. Phone dit que le pilote n’avait aucun accent mais pas d’intonation non plus. Il pense qu’ils ont utilisé un modificateur de voix.
Il s’est tourné vers Lin quand elle s’est avancée.
- Au vu des petites blessures d’Erik, nous supposons qu’ils ont essayé de le rendre inopérant, avec les coups de poing, puis les zip-ties. Il a réussi à se libérer, se blessant aux poignets du coup, et c’est là qu’il y a eu le coup de feu que j’ai entendu. Il a dû se jeter sur le côté quand il a vu le flingue, et on pense que c’est le pilote qui a pris la balle. Ou un composant majeur de vol…
Elle s’est tue, s’est visiblement secouée.
- L’embardée que nous avons vue a dû lui permettre de tenter de mettre les deux soldats hors d’état de lui nuire. C’est là que l’un d’eux a dû injecter le sédatif. Il a une petite blessure dans le cou qui est la preuve que ce fut fait violemment. On n’aurait pas dû voir grand-chose si ça avait été fait au calme.
- Lin, a demandé Rocky, Erk aurait pu piloter l’hélico pour le poser s’il avait pu se débarrasser des soldats ?
- Non. Mais il aurait pu ralentir la chute de l’appareil et se poser un poil plus proprement. On a appris non pas à piloter un hélico, mais à savoir comment ça fonctionne et que faire en cas de panne de moteur. Il y a un système manuel dans les hélicos récents qui permet de débrayer le rotor du moteur principal et de l’embrayer sur un moteur auxiliaire. La vitesse de rotation n’est pas suffisante pour faire remonter l’hélico, mais elle suffit à ralentir la chute. Cette action déclenche aussi l’ouverture d’un parachute situé dans l’axe du rotor principal. Ici, il ne s’est rien passé. Parce que le pilote devait être mort et qu’Erik se battait avec les soldats.
Elle a haussé les épaules.
- Bref, l’hélico s’est posé un peu brutalement, Erik en est sorti à temps et s’est effondré derrière un rocher, juste avant que l’appareil explose. Je ne sais pas comment il a tenu aussi longtemps avant que le sédatif fasse effet, vu l’état dans lequel il est actuellement. Mais Erik est une force de la nature, borné comme une nationale, comme si le mot têtu avait été inventé pour lui, par moments. Quand il ne veut pas, il ne veut pas.
Kris tremblait dans les bras de Kitty. Je ne pouvais rien faire, j’aurais bien voulu mettre mes bras autour de lui, aussi. Je me suis appuyé contre lui, en soutien.
Doc m’a demandé de la suivre à l’infirmerie, je me suis levé et me suis lentement dirigé vers la petite chambre. Je voulais voir Erk avant de retourner dormir. Tito me suivait, son ours un peu plus loin, discret comme toujours.
Je me suis penché sur le géant. Il était couché sur le côté, cette fois-ci, et il avait l’air plus petit. Je voulais le toucher mais c’était difficile, avec mes attelles. Kris ne m’avait pas raté. Mais je ne pouvais pas lui en vouloir. Enfin, pas trop.
J’allais dire un truc au Viking quand il a commencé à se crisper, à respirer plus vite et à agiter les mains, les jambes, comme s’il cherchait à attraper quelque chose, ou à échapper à quelque chose. Il a commencé à avoir des convulsions, j’ai flippé.
J’ai levé un bras pour déclencher mon oreillette, mais on me l’avait retirée.
- Tito, appelle Kris.
Il est arrivé en moins d’une minute. Il a pris le visage d’Erk dans ses mains, lui parlant, tentant de le calmer. Je me doutais qu’avec les allergies des frangins, et le sédatif artificiel déjà dans le sang du géant, ajouter un produit chimique pour le calmer allait ajouter aux risques. Et je me suis souvenu d’un transport de civière il y avait deux ans et plus, quand Kris avait…
- Kris, ton odeur le calme, non ?
Il m’a regardé deux secondes, puis a retiré son pull, son tee-shirt, nous montrant à tous, bien innocemment, sa musculature parfaite, et a fait une boule de ce dernier qu’il a glissé sous le visage d’Erk, s’arrangeant pour qu’il puisse sentir son odeur.
Ce fut magique. Le Viking s’est apaisé, a eu quelques mouvements réflexes, puis s’est complètement calmé. Son rythme cardiaque était toujours rapide, certes, mais son corps s’était détendu et, d’après Nounou, c’était bien. Avec sa musculature, les convulsions auraient pu lui casser un os. Oui, ce qui nous empêche de nous faire du mal, c’est la douleur.
- Oui, Erik a l’habitude de passer outre à la douleur, avec ses épisodes de berserk. Alors, là, rien ne l’aurait arrêté. Je crois que je vais rester avec lui.
- C’est une bonne idée, Kris. Je vais te chercher le lit de camp.
- Pas la peine, je vais dormir avec lui.
- Mais… a dit Nounou, surpris.
- Je vais me glisser dans ses bras. C’est comme ça que nous dormons depuis Noël. Ça devrait le garder au calme. Mais il faudrait que Tito ou l’Archer ou… les gars de la patrouille, en fait, soient là quand je devrais le quitter.
- On peut faire ça, Kris, j’ai dit. Si on me rend mon oreillette, je peux participer, aussi.
- Ça, a dit Nounou, ça dépendra de ton état de santé. Tu devrais retourner dormir.
J’ai obéi. Je me sentais un peu à plat. Evidemment, ça m’a valu une deuxième séance de rougeurs aux chiottes, Tito toujours aussi mort de rire.
- Une vraie pucelle, Tudic !
- Va chier, Tito !
- Peux pas, je te tiens !
- P’tit con, j’ai marmonné.
Je me suis réveillé dans la nuit, mal à l’aise. Du coup, je me suis levé, j’ai enfilé les pantoufles en papier qu’on avait laissé au pied de mon pieu et je suis sorti. Il faisait froid, normal ici malgré la douce chaleur que le soleil nous donnait. En fait, on était à la saison (en mai, je crois) où seul le soleil nous donnait chaud. A l’ombre, on se les pelait.
J’ai dirigé mes pas - oui, je peux écrire comme il faut des fois - vers la petite chambre à côté du bureau de Doc. Parce que j’étais à l’infirmerie, elle avait laissé sa porte entrouverte, pour que je puisse entrer si nécessaire, avec mes deux poignets en vrac.
Je suis entré à pas de loup, Doc dormait profondément dans son lit au fond de la pièce, et je suis passé dans la petite chambre.
Kris dormait profondément, apparemment, et Erk avait l’air calme. Pourtant, je ressentais un malaise. Inexplicable.
Je me suis assis sur le tabouret à côté du lit, les regardant dormir. Ces deux hommes me fascinent. Je les admire. Je les chéris. Je les aime. Ce sont un peu mes petits frères. Je ne sais pas pourquoi.
J’ai posé ma tête sur le matelas, tourné vers eux, et je me suis endormi.
Je me suis de nouveau réveillé, avec un début de torticolis. Ça roupillait toujours sous les couvrantes. Je me suis levé, je me suis penché et Kris a ouvert un œil. J’ai sursauté et il a souri.
- Tu nous as veillés, l’Archer ?
- Possible. Je me suis réveillé avec une impression de malaise et bon, je suis venu vous voir.
- Merci.
- Je t’en prie. Comment va-t-il ? Et toi ?
- Moi, ça va. Le moral est remonté, parce qu’il n’a pas convulsé de nouveau.
- D’ailleurs, tu sais pourquoi il a convulsé ?
- D’après Lin, qui est venue une fois que tu es parti, on lui aurait injecté un relaxant musculaire, pas un sédatif. Et comme c’est un Hellason, il y est allergique. Elle pense qu’il y réagit de manière paradoxale, c'est-à-dire inversée. Il devrait être détendu au lieu de se crisper. Avec un relaxant musculaire, son cœur devrait ralentir, se détendre aussi, mais heureusement pour lui, c’est le contraire.
- C’est pas bon que son cœur soit détendu ?
- C’est pas terrible selon la dose. L’inconvénient avec sa réaction paradoxale, c’est qu’il risque de convulser. Et ça, c’est pas terrible non plus.
- En effet, a dit Doc qui est entré dans la salle, suivie de Lin et du Gros, qui tenait sa tablette.
- J’ai une bonne et une moins bonne nouvelle, Kris, a dit le Gros.
- Classique. Vas-y, Gros.
- Bon, le contact en Europe a tout laissé tomber pour s’occuper de ton frangin.
Ah ? Intéressant, ça. Ça voulait dire que quelqu’un tenait suffisamment à Erk pour lui donner la priorité. J’avais des questions à poser à mon capitaine préféré, moi.
- Il a envoyé la molécule de correction à Lin, qui a heureusement les moyens de la fabriquer.
- D’ailleurs, ça décante, a dit Lin. La molécule va se greffer au relaxant musculaire pour le casser. C’est la bonne nouvelle.
- La mauvaise, a dit Doc, c’est que ça va dégager de la chaleur.
- Donc Erik va avoir de la fièvre ?
- Oui. Il risque de dépasser les normes.
Merde…. C’était mortel, ça.
- Okay. Qu’est-ce que tu as prévu, Doc ?
- Mon idée, c’est de le mettre au frais dans le cuveau en zinc, avec eau froide et glace, puis de lui injecter le produit dilué, de faire ça en plusieurs fois. Pour ça, il faut attendre que ses estafilades soient guéries, pour éviter que le froid les abime.
- Je vois. Lin ?
- C’est ce que j’ai proposé à Doc. Une injection très diluée, histoire de voir comment il supporte. Puis, on augmente la concentration tant qu’il supporte et on fait plusieurs injections avec la concentration seuil.
- Est-ce 4°C ça irait pour le refroidir ?
Doc a hoché la tête.
- Et combien de temps un corps peut-il rester dans une atmosphère à 4°C avant des dégâts irréversibles ?
- Comment ça ?
- Je pense qu’on devrait le mettre dans la chambre froide, plutôt que de l’eau glacée. Comme ça, on limite les engelures.
- Hmm… a fait Doc. On peut le laisser couvert pour protéger sa peau, mettre de la graisse sur ses extrémités… et un froid sec, c’est moins dangereux… J’aime bien l’idée. On peut essayer par période de trois heures max.
- Trois heures de froid, trois heures de tiède ?
- Oui Kris, trois heures dans le frigo, puis trois heures sous les couvertures avec le chauffage bien fort.
- Il va choper une de ces crèves ! Kris a dit.
- Ça vaut mieux qu’un arrêt cardiaque et trois jambes cassées, a dit Lin.
- Ça, c’est certain ! Bon, allons préparer tout ça.
- Attends un peu, le produit n’est pas prêt.
- Je sais, mais il faut préparer notre chambre, la chambre froide et comment on va le transférer de l’un à l’autre.
- On va d’abord demander à Cook si on peut utiliser son frigo pour ça. Donc tu restes avec lui, pour qu’il reste calme. L’Archer, tu te reposes. Tito, va chercher ton ours et le reste de la patrouille, et retrouvez-moi au mess.
J’ai dû rester à l’écart de l’action. Mais Tito m’a dit que Cook avait dit OK, et qu’il avait proposé d’installer Erk près du four à pain et qu’on mangerait froid, du coup. Lin a dit d’accord. Il faisait bon, dans la journée, et manger froid ne poserait pas de problème.
Pendant toute la journée, j’ai essayé de suivre. Mais je fatiguais, alors je finissais à l’infirmerie. Tito m’a tenu au courant au fur et à mesure.
C’est lui qui m’a fait manger à midi, puisque Kris restait près de son frangin.
- Bon, a dit Lin au dessert, nous avons des nouvelles. Jo est allé voir la carcasse de l’hélico, avec l’Amiral et d’autres. Elle a refroidi assez pour chercher. Et la première chose qu’ils ont cherché, c’est le numéro du bloc moteur.
- Ils l’ont trouvé ? a demandé quelqu’un que je n’ai pas identifié.
- Oui. Une recherche sur Internet, avec les accès privilégiés que nous avons, nous a indiqué que ce n’était pas un appareil militaire, ce dont on se doutait. C’est un appareil de location, vraisemblablement, vu que peu d’entre eux ont été proposés à la vente aux particuliers. On cherche le loueur et le locataire.
Elle a fait une pause, les yeux dans le vague.
- Je ne veux pas venger Erik. Mais je veux savoir qui a fait ça. Je veux savoir pourquoi.
Une pause.
- Je ne veux pas devoir le mettre dans une boîte avec du coton… Malgré la longueur de ses cheveux, je ne peux pas le mettre dans une tour pour le protéger du monde extérieur.
Il y a eu quelques rires dans la salle. J’ai imaginé Erk avec une robe rose qui jetait ses longs cheveux par la fenêtre pour que Kris vienne le sauver… Ouais, putain de Raiponce…
- Sinon, elle a continué, on a trouvé une solution pour le sortir de son espèce de coma. Il réagit très bien au produit utilisé pour casser la molécule du sédatif, donc c’est une bonne chose. Il a de la fièvre, forcément, mais elle est sous contrôle. Pour l’instant, tant qu’on n’a pas de retour de la base de données, on ne peut rien faire d'autre. A toi, le Gros.
- Merci Lin. Donc, pour aujourd’hui, les sentinelles, rien ne change. Patrouille de Frisé, vous faites la tournée des villages, puis vous irez voir Raya. Patrouille des frangins : vu le nombre de bras cassés que vous avez – ça a rigolé dans la salle, j’ai fait semblant de grommeler – vous êtes bloqués ici. Donc, les valides, entraînement ahemvé, tir et endurance.
- Endurance, le Gros ?
- Oui, je veux vous voir courir autour du caravansérail à différentes vitesses. Alex a votre programme.
- Si c’est courir, a fait Tito – ce traître –, l’Archer peut venir avec nous, alors. Pas de raison qu’il se dore la pilule.
- Non, a dit Alex, il va se casser le visage – il voulait dire la figure, j’imagine – et se recasser quelque chose. Les poignets, ça suffit.
J’étais d’accord. C’était assez chiant comme ça. D’ailleurs… Je suis allé demander à Lin si elle pouvait m’aider à pisser. J’ai moins rougi. Mais c’était tout aussi bizarre. Parce que j’aime bien avoir ses mains sur moi. Bref.
J’ai passé cette nuit-là encore à l’infirmerie, parce que Lin ne voulait pas me faire mal. Mais moi, je trouvais qu’être dans ses bras serait le meilleur des remèdes. Mais non, macache… Pas de câlin pour l’Archer. Pas juste.

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