Chapitre 12

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Le soir venu, aux alentours de 19 heures.

- DRIIIIIIIIIIIIIIIIIIING !

Une puissante sonnerie retentit, nous faisant tous sursauter. Les réactions sont diverses : certains se bouchent les oreilles pour échapper à ce son très irritant, tandis que d'autres cherchent à en connaître l'origine.

- C'EST L'HEURE DE MANGER ! beugle quelqu'un, dans le couloir, nous tirant de nos questionnements. SORTEZ TOUS !

Nous nous précipitons vers la porte, désireux de quitter cette chambre chaude et sale. De plus, le mot "manger", qui entraîne avec lui le mot "boire" nous fait tous rêver après ce trajet inconfortable.

Nous quittons la chambre et remarquons que, sortis des autres dortoirs autour, d'autres adolescents sont eux aussi présents, vêtus du même uniforme que le nôtre. Leurs numéros de zone sont éloignés du mien, ce qui accentue ma peur : combien sommes-nous à avoir grandi loin d'ici, dans une zone fermée, sans rien connaître de l'Extérieur ?

Certains des jeunes semblent avoir dix-sept ou dix-huit ans. Depuis combien de temps sont-ils là ? Depuis combien de temps les acheminements par camion durent-ils ? Et surtout, quand est-ce qu'ils s'arrêteront ?

Celui qui est à l'origine de l'appel est un homme adulte, comme tous les autres, qui se tient debout, au bout du couloir, le visage sévère, un sifflet autour du cou.

- EN RANG ! hurle t-il d'une voix grave qui se répercute autour de lui et produit un écho.

Les garçons autour de nous se regroupent aussitôt et nous suivons leur exemple, pour enfin faire une longue file, parfaitement droite. Après nous avoir jeté un dernier coup d'œil méprisant, l'homme s'en va d'un pas vif, suivi de tous les adolescents, marchant au pas, à la manière d'une armée.

J'avoue avoir du mal à suivre le rythme imposé, trop rapide. Cela peut s'expliquer par la taille de mes jambes, plus petites que la moyenne. Pas que mes jambes, d'ailleurs. Je suis globalement plus petit que les autres adolescents.

Nous descendons les escaliers pour nous rendre dans la salle vue tout-à-l'heure, les six immenses tables toujours disposées de la même manière. Nous allons nous y installer de manière assez désordonnée, et je remarque qu'il s'agit d'un des rares endroits où nous choisissons la place que nous occupons.

Nous sommes serrés, et je me retrouve entre deux inconnus, Rellov est en face de moi. J'ai perdu mes voisins de chambre de vue dans la cohue.

De nombreux adultes sont autour de nous et je crois apercevoir des armes pendant à la taille de certains, accrochées à leur ceinture, et d'autres mises dans la poche du pantalon.

Des assiettes, des verres et des couverts sont visibles sur les tables, collantes comme au réfectoire. De larges marmites graisseuses sont disposées sur toute la longueur de la table, et je comprends qu'il s'agit de ce que nous allons manger. Des pots d'eau sont eux aussi présents, même s'ils semblent l'être en trop petite quantité comparé à la soif qui assèche ma gorge.

Un gong retentit, et, aussitôt, les adolescents se jettent sur les marmites, s'arrachant la louche des mains. Autour de moi, les choses se font de manière plus calme : un garçon s'en est emparé et sert chaque personne de manière à peu près équitable.

Venu mon tour, il verse dans mon assiette, creuse, un mélange verdâtre, pâteux, à l'odeur et à la forme indéfinissable. Peu ragoûtant. J'y enfonce ma fourchette et la ressort, direction ma bouche.

Le goût est à l'image du plat : fade, malgré l'arrière-goût de terre qui reste dans la bouche un bon moment et nous fait passer l'envie de nous resservir.

Je mange tout de même (l'eau aide à faire passer les morceaux), pour remplir un peu mon ventre, qui criait famine.

- Hé ! s'exclame un homme avec colère, approchant rapidement de là où je me situe. Tu ne manges pas ?

Il s'adresse à mon voisin, qui n'a pas touché à son assiette et semble attendre quelque chose, patiemment, droit comme un i, fixant son assiette.

- Non, répond ce dernier, détaché et sans émotion particulière. Je n'ai pas très faim.

L'homme, vêtu de noir comme nous, hausse un sourcil. Visiblement, il ne comprend pas comment ce repas pourtant si appétissant peut ne pas mettre l'eau à la bouche. Cependant, il ne s'attarde pas sur le cas du jeune homme et se détourne. Moi voisin esquisse un léger mouvement, faisant tomber sa fourchette au sol pour ensuite attraper son assiette.

Le tintement produit par le métal attire l'attention de l'homme, qui se retourne.

Aussitôt, l'assiette du jeune homme sans appétit vient s'écraser sur sa figure, et le lanceur (qui, je dois admettre, a un énorme talent pour viser aussi bien) détale à travers la salle à toute allure, bousculant les adolescents, poursuivi par la totalité des adultes présents.

Il se rapproche de la porte, mais, soudain, une déflagration retentit, brisant le silence, et il s'écrase au sol dans un bruit sourd.

J'écarquille les yeux, horrifié par ce que je viens de voir. Personne n'ose bouger d'un millimètre.

Un silence assourdissant engloutit la pièce. Tous bruits de couverts, d'éternuement ou bavardages ont cessé.

On emmène le corps hors de la pièce. Un homme tient les pieds, l'autre les bras, comme un vulgaire animal lors de la chasse dans l'Ancienne Société. Je refuse d'y croire mais en ai la certitude : il est mort.

Je baisse les yeux sur mon assiette, essayant de penser à autre chose qu'à la place vide à ma gauche et au vent froid qui a soudain fait irruption dans la salle.

Je repousse l'assiette légèrement. Je n'ai plus du tout faim, et rien ne me motive à ingérer cette mixture infâme.

Je jette un coup d'œil vers Rellov. Il poursuit son repas sans regarder une seule fois derrière lui. Je crois qu'il n'a même pas conscience de ce qui s'est produit là, sous nos yeux.

Et, malgré tout ce que je pourrais en penser, c'est peut-être mieux comme ça.

Je regarde autour de moi : les autres jeunes ont repris leur repas, dans le plus grand silence. Je ne vois aucun visage particulièrement choqué : ils semblent plutôt las. Est-ce que ça arrive souvent ?

J'aimerais sortir. Respirer. Ici, j'étouffe.

J'inspire l'air à l'odeur de poussière et de transpiration. Après quelques secondes, je parviens enfin à retrouver mon calme.

J'ai compris quelque chose, qui je crois a été déjà compris par beaucoup : le seul moyen de sortir d'ici, c'est s'ils nous le permettent.

Autrement, on se soumet, ou on meurt.

Je n'ai aucune intention de mourir. Mais je ne compte pas non plus rester soumis bien longtemps.

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