Chapitre 20

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Mon voisin soupire profondément, puis s'allonge. Je l'imite. Les flammes crépitent, répandant autour d'elles une odeur de bougies d'anniversaire.

- Depuis combien de temps n'as-tu pas vu ta famille ? demandé-je.

- Trois ans, je pense, confie t-il d'une voix posée.

Il "pense" ?

Témoin de mon interrogation muette, il esquisse un léger sourire, amer, et reprend, les yeux rivés sur les flammes :

- Tu n'es pas resté longtemps à la Base, tu as de la chance, d'ailleurs, mais là-bas, on perd toute notion du temps. Une semaine semble deux, un an semble un siècle. Pour cela, je n'ai aucune certitude sur le temps que j'ai passé enfermé là-bas, chaque jour un peu plus froid, chaque jour un peu plus distant, chaque jour moins humain. Je sais que ce temps s'exprime en années. Point.

Un silence pesant retombe. Je ne sais plus quoi dire. J'ai gaffé et plombé le peu d'ambiance qu'il restait.

- Ce temps que j'ai passé à la Base, fait le garçon d'une voix toujours ferme, malgré une émotion perceptible, loin de la Zone, je l'ai passé loin d'eux, loin de ceux qui comptent pour moi, et tous me manquent. Aujourd'hui, les souvenirs ne sont plus que des taches de couleur dans mon passé, comme un rêve que jamais je ne pourrai rattraper. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire...

Éclairé, le visage du garçon semble calme, sa cicatrice est presque invisible à la lumière orangée, et j'arrive à me faire une idée approximative de son apparence physique sans cette balafre. Les flammes font aussi ressortir sa mélancolie, que je partage. Les jeunes autour de nous se lèvent un à un, quittant petit-à-petit le bord du feu pour aller dormir.

J'hoche la tête, il ne semble pas me voir et poursuit :

- Dis-moi, fait-il, quel est ton vœu le plus cher, Bleuet ?

Sans hésiter, je réponds :

- Partir d'ici. Rentrer chez moi... (me souvenant de la discussion précédente, je me corrige) Enfin, à la zone.

- Ça fait deux vœux, ça, remarque t-il, taquin.

- Et toi ?

- J'aimerais me poser, je suppose. Vivre quelque part, à un endroit calme, où l'on ne viendra pas me chercher combattre pour des raisons bancales.

- Dans ta zone ? suggéré-je.

- Quelque part, à l'Extérieur, puisqu'il n'y a visiblement aucun danger. Et puis, je ne me souviens pas de mon numéro de zone, ce serait impossible de le retrouver. Chez moi, on ne l'évoquait pratiquement jamais.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas, répond-il, les sourcils froncés. Je suppose que nous n'aimions pas être numérotés, mis dans une case...

- Mais... Le numéro de zone était brodé sur l'uniforme, à la base, remarqué-je.

- Non, pas sur le mien. Ils n'ont commencé à le faire qu'après mon arrivée.

Le vent, frais, transporte avec lui les effluves de la mer et du feu, dont l'intensité diminue progressivement, non alimenté en bois. Nous ne sommes plus que deux, dans notre bulle de chaleur et de paroles.

- Vois-tu, Bleuet, reprend le garçon en repliant ses jambes contre lui, ce que j'aimerais vraiment, c'est comprendre ce qu'il se passe ici.

- C'est à dire ?

- On nous a menti une première fois, en nous disant que nous étions les derniers survivants de l'espèce humaine. On nous a menti une deuxième fois, en nous disant que l'Extérieur était dangereux, puis une troisième fois lorsqu'ils nous ont raconté que la base était faite pour entraîner les meilleurs, une quatrième fois en nous cachant là où nous allions combattre... Que de mensonges, que d'histoires, et je ne suis plus un enfant. J'ai besoin de connaître la vérité.

Les braises rougeoient une dernière fois, comme un écho au sentiment d'impuissance de mon ami.

Il est vrai qu'on n'a fait que nous mentir. Mais, avons-nous le choix ? Absolument pas. On nous impose des mensonges et des décisions. Nous ne pouvons pas nous révolter, pas nous imposer et exiger des explications.

Levant la tête , nous faisons face aux étoiles. Si ça se trouve, Liago les contemple aussi, en ce moment-même. Peut-être qu'il pense à moi. Est-ce que ça a marché, avec Sloane ? Je suis sûr que oui.

Je souris : les imaginer main dans la main, gênés par le regard des autres, me met du baume au cœur.

- A quoi penses-tu ? m'interroge mon voisin, sans doutes surpris par mon absence de réaction.

- Ça ne te regarde pas, répliqué-je vivement.

- Tu as raison.

Je triture une petite peau sur le côté de mon doigt, regrettant ma réponse.

- Je ne sais pas si tu es au courant, dit mon voisin calmement, mais je pars combattre demain. Je doute fortement de revenir. Et... Je n'arrive pas à trouver de souvenirs heureux, pour quand je partirai. Pour partir tranquille, tu vois ? Je ne sais pas si tu aurais à m'en prêter.

Je me tourne vers lui, touché.

- Tu vas revenir, j'en suis sûr, affirmé-je avec force.

Il m'observe, tendrement.

- Et si j'y reste, alors ? Que feras-tu ?

- Je creuserai ta tombe.

- Et qu'écriras-tu dessus ?

Prenant conscience de ma stupidité, je questionne à nouveau :

- Pourrais-je connaître ton prénom ?

Il ne répond pas tout de suite, laissant le silence accentuer l'importance de sa réponse.

- Je m'appelle Elven.

Il se lève et commence à s'éloigner. Je ne sais pas s'il est en colère contre moi. Il semble blessé... Je le retiens :

- Attends !

Il s'arrête. Je me lève à mon tour, pour mieux le voir.

- Est-ce que... Est-ce que tu as toujours eu cette cicatrice ?

Il ne se retourne pas. Ne répond pas non plus. Mais ne s'en va pas pour autant. Toujours sans se tourner vers moi, il me souffle :

- Bonne nuit, Bleuet.

Il regagne sa tente, me laissant seul, face aux étoiles et surtout face à mon indélicatesse. Pourquoi avais-je absolument besoin de savoir ?

En colère contre moi-même, impuissant, je rentre dans la cabane, m'allonge sur le lit et tente de m'endormir.

Impossible de garder les yeux fermés. Je n'arrive pas à penser à autre chose qu'à demain. Peut-être réussirai-je à obtenir l'autorisation de partir avec eux ?

Je m'empare du livre de physique et poursuis ma lecture, à la page 4, le cerveau trop occupé à essayer de comprendre les lignes incompréhensible pour craindre l'avenir.

Malgré ma volonté de ne pas sombrer, l'accumulation de mauvaises nuits a raison de moi, et je m'endors.

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