Chapitre 26

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Arrivés, la première tâche qui s'impose est d'aller sur le champ de bataille vérifier qu'il ne reste aucune Patrouille, mais surtout secourir les blessés qui ont survécu et sont coincés là-bas.

Je me suis porté volontaire, et Tieden a, à contrecœur, décidé de m'accompagner.

Nous marchons sur un sentier, menant au lieu où mes amis ont combattu. Il n'y a plus aucun coup de feu, ce qui ne veut malheureusement pas dire pour autant qu'il n'y a plus de Patrouilles sur l'île.

- Hérion, me souffle Tieden, tentant depuis notre départ de me convaincre de faire demi-tour. Je te jure, ça t'apportera rien d'aller là-bas, à part des cauchemars !

Sans lui porter attention, je poursuis ma route, décidé, et accélère le pas.

.oOo.

Des cadavres jonchent le sol boueux, à perte de vue. Ils sont pour la plupart recouverts de terre et méconnaissables en raison de leurs blessures et des conditions climatiques.

Il y a, comme l'avait indiqué mon ami, de nombreux jeunes hommes qui bougent encore, vivants, abandonnés sur le lieu de combat, voués à la mort car privés de nourriture et d'eau.

Ils sont rares, mais certains garçons ont réussi à se traîner à l'écart. Ils nous fixent avec de grands yeux, comme s'ils se demandaient la raison de notre présence ici.

Enfin je comprends pourquoi l'île sur laquelle nous combattons est si inhospitalière et ne contient aucune ressource.

Enfin je comprends pourquoi on ne nous avait fourni ni récipient pour l'eau ni nourriture. Notre présence les encombre.

Les filles gisent au sol, aucune n'ayant été laissée vivante. Sans doute était-ce nécessaire pour remporter la victoire.

Je détourne le regard : j'ai failli marcher sur le corps de l'une d'entre elles, la peau couverte de plaies profondes. J'ai un haut le cœur, et fais appel à ma plus grand volonté afin de ne pas lui vomir dessus de la plus élégante des façons.

Tieden, à côté de moi, me regarde d'un œil inquiet. Est-il inquiet pour moi ou est-ce le fait de revoir le champ de bataille qui lui fait cet effet ?

- Il faut trouver toutes les personnes vivantes, ordonne le chef de la Ligue. On les aide à revenir à la base, le plus vite possible.

- Et les morts ? demandé je, peu loin d'Armand.

Il grimace avant de me répondre :

- On ne peut pas leur creuser une tombe. Nous manquons de temps. Si vous connaissez l'un d'entre eux, même si j'en doute, je vous autorise à leur offrir une sépulture. Mais il ne faut pas traîner, d'autres patrouilles risquent de répliquer dans peu de temps.

J'acquiesce avant de m'avancer entre les corps, toujours suivi du jeune homme roux. Je regarde les visages, espérant n'en reconnaître aucun.

Ils sont si nombreux...

Je n'arrive pas à croire que mes camarades de dortoir puissent être parmi eux.

- Hé ! m'appelle Tieden, après quinze minutes de recherche. Il y a un gars, là, je crois qu'il était à la base.

Je m'avance vers mon ami, chancelant, pour voir le corps devant lequel il se tient. J'ai peur.

Qui est-ce ?

Les yeux clos, le garçon semble dormir. S'il n'y avait pas eu ce trou brun, troublant, au niveau de sa poitrine, je l'aurais secoué pour m'assurer qu'il était bien mort.

S'il n'avait pas eu cette cicatrice sur la joue droite, je n'y aurais pas cru.

Mais il n'y a pas de doute.

Il s'agit bien d'Elven.

Les yeux écarquillés par la surprise et l'horreur, je recule de plusieurs pas.

C'était pourtant prévisible : pourquoi aurait-il survécu et pas les autres ?

Tieden met sa main sur mon épaule, rassurant.

- Les pelles sont pas très loin, fait-il. Je vais en chercher une.

Il retire sa main et s'éloigne lentement, me laissant seul face à la dépouille de celui qui fut un de mes seuls amis à la Base.

.oOo.

Nous avons enterré Elven, et j'ai insisté pour rester un peu plus longtemps près de son corps, afin d'inscrire son nom moi-même, mon doigt enfoncé dans la terre fraîchement retournée.

Je prends conscience de la chance que j'ai eue : j'ai le privilège d'être le seul de la Ligue à connaître son prénom, le privilège de l'avoir connu et d'avoir partagé des choses avec lui, ce qui n'est pas le cas de tous.

Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite, mais il m'a fait un cadeau lorsqu'il m'a dévoilé son nom. Maintenant, je réalise que nous avons eu une relation d'amitié forte, chose dont je n'avais pas pris conscience avant.

Je n'ai pas pleuré en m'éloignant de son corps, enterré là, parce que je n'ai pas versé une larme pour Faïen, Hochwell et tous les autres, sans doute morts eux aussi.

Je ne les ai pas pleurés parce que je n'ai pas retrouvé leur corps, alors pourquoi pleurer Elven.

Ce serait injuste. Leur mort elle-même l'est.

On les a poussés jusqu'au gouffre, n'attendant qu'une chose : qu'ils tombent.

Heureusement, Tieden reste à mes côtés. Sa présence me rassure et m'offre quelque chose de familier dans ce paysage inconnu. Je crois que lui et moi sommes les seuls survivants de la base du Grand Canyon.

Le garçon ne me force pas à parler ni à sourire. Il se contente de me laisser digérer tout ça à mon rythme, et je crois que je ne pourrai jamais le remercier assez pour ça. Le réconfort qu'il m'offre vaut toutes les discussions du monde.

D'ailleurs, lui aussi doit avoir des choses à oublier. Tout ce qu'il a vu en combattant...
Je pense que je ne verrai jamais rien de pire. C'est impossible.

Il a vu ses amis tomber, les uns après les autres, et lui rester debout. Vivant.

Malgré des ombres qui errent parfois dans ses yeux, comment fait-il pour rester droit, fier, fidèle à lui-même ? J'ai remarqué qu'il n'a enterré personne. Il sait pourtant, là où sont tombés nos camarades de dortoir.

J'ai la certitude qu'il ne voulait pas me les montrer. Il n'y a aucune autre raison possible. Par peur de ma réaction ? Par peur de la sienne ?

Être "de corvée" m'a sauvé la vie. J'ai laissé les autres se sacrifier pour moi.

C'est à présent à mon tour de mettre ma vie en jeu, pour sauver la leur.

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