Chapitre 30

6 minutes de lecture

Quelqu'un me secoue.

Doucement au début, puis les secousses s'intensifient , chassant mon rêve, que je vois déjà s'éloigner jusqu'à ne plus me souvenir du moindre détail.

- Hérion ! s'exclame Tieden. Réveille-toi ! On est arrivés !

J'ouvre les yeux, aussitôt ébloui et aveuglé par la lumière. Le jour s'est levé.

Je n'entends aucun bruit autre que la mer. Personne ne parle.

Je me redresse péniblement et jette un regard autour de moi. De nombreux jeunes sont rassemblés, appuyés au bastingage, regardant au loin. J'écarte la couverture, aussi fine qu'un drap, me lève et vais les rejoindre, suivi de près par Tieden. Me mettant sur la pointe des pieds, j'arrive à observer ce qu'il y a dehors.

Le paysage qui s'offre à moi est des plus étranges.

Tout est gris.

D'immenses immeubles déchirent le ciel, sales, les vitres cassées et la peinture décollée. Certains sont à moitié effondrés sur la route qui les longe, droite, comme tracée à la règle. Un quadrillage impressionnant, qui semble avoir pour seule issue la mer. La large bande goudronnée s'y jette, submergée par l'eau salée.

Le bateau continue de glisser, doucement, pour s'approcher d'un pseudo port, une étendue de terre parsemée ici et là de gros blocs de pierre. Sans doute un ancien chantier.

Nous nous approchons de la terre, et heurtons soudain quelque chose. Le bateau s'est arrêté.

Nous nous regardons, sans comprendre, le choc nous ayant collés les uns aux autres. L'embarcation commence à pencher légèrement et un "crac" affolant se fait entendre, suivi d'une sonnerie stridente. Je sens la panique monter en moi, ne sachant pas quoi faire. Le regard que Tieden m'adresse m'indique qu'il est aussi perdu que moi.

- Sautez par-dessus la barrière ! ordonne Armand, arrivant en courant sur le pont supérieur. Prenez le maximum de choses avec vous !

- Et toi ? hurle un garçon à ma gauche.

- Ne vous occupez pas de moi !

Presque vexé, il disparaît, allant sous doute alerter les autres jeunes de la Ligue.

Obéissant aux ordres, je retourne à mon couchage précipitamment et fourre le maximum d'affaires dans mon sac à dos, Tieden à mes côtés. Le bateau tangue de plus en plus.

Une fois prêts, je cours en direction de la barrière, passe une jambe de l'autre côté et saute à l'eau, avant d'entamer un crawl jusqu'à la rive, à environ trois cent mètres.

Mes vêtements, trempés, me rajoutent un poids considérable. Sans compter le sac à dos. Mon avancée est rendue progressivement de plus en plus difficile et ma respiration devient saccadée. Mes bras, mes poumons, tout brûle.

Me reviennent en tête les difficiles entraînement dans ma zone, avec le directeur de la piscine psychorigide. Il nous hurlait des ordres inaudibles, répercutés sur tous les murs, tout en produisant un son suraigu avec son petit sifflet rouge, passé autour de son cou en permanence.

Nous le maudissions tous, et nous débrouillions parfois pour lui faire des sales coups. Malheureusement, il avait un sixième sens puisqu'à chaque fois, les coupables étaient retrouvés et punis.

Essoufflé, je sens que mes pieds touchent enfin quelque chose de dur. Je me relève péniblement, bras et jambes raides, la gorge sèche.

Ce n'étaient que trois-cent mètres.

Tieden, toussotant, arrive à mes côtés et s'étale contre le sol, la terre et la poussière se collant à ses vêtements gorgés d'eau.

- Enfin arrivés, souffle t-il.

- Ouais, réponds-je en m'allongeant à sa droite.

Au loin, la masse sombre du bateau s'enfonce dans l'eau pour disparaître. A environ cent mètres de nous arrivent les premiers blessés dans des canots de sauvetage gonflables, et, parmi eux, la Patrouille que j'ai ramenée. Nous avons eu de la chance, nous aurions pu avoir cet incident bien plus au large des côtes.

.oOo.

Assis sur les monticules de pierres, nous attendons qu'Armand nous dise quoi faire. En bas, il discute avec Lyl et Anaia. La discussion est très animée : le frère et la sœur, en opposition, semblent tous les deux vouloir ranger l'Aristocrate de leur côté.

Soudain, celui-ci lève les mains, les faisant taire tous les deux. Il lève les yeux en direction des adolescents de la Ligue, qui attendent toujours, réunis dans leur intégralité, puis s'avance vers nous. Après avoir parcouru les rangs d'un regard froid, il commence :

- Vous le savez tous sûrement, une Patrouille a été ramenée à bord du bateau, puis a reçu des soins. Nous avons décidé de remettre son sort entre vos mains

Je déglutis.

- J'appelle Hérion à venir.

Les jambes tremblante, sous les regards de la centaine de jeunes, je me dirige vers lui, descendant le tas de gravats le mieux possible.

- Peux-tu nous expliquer pourquoi tu l'as ramené ? questionne le garçon dès mon arrivée.

Je comprends bien ce qu'il compte faire. Il va me laisser une chance de me rattraper aux yeux des autres jeunes, pour ne pas être discrédité, puis peut-être prendre sa décision à partir de ça.

- J'ai fait preuve de faiblesse, admets-je.

Je dois être convainquant. A supposer que la Patrouille ait réussi aux yeux d'Armand, bien sûr. Je tente le tout pour le tout, me confiant à cette assemblée sévère :

- Il était là, devant moi. Il m'a supplié et j'ai cédé. Il était blessé. J'ai jamais tué personne. J'avais pas envie qu'une longue série de meurtres suive, pas envie de, chaque nuit, revoir ses yeux. Il aurait pu être l'un des nôtres s'il était né ailleurs. Nous sommes des victimes de ce système dysfonctionnel et injuste, c'est une aussi. Plongé dans la propagande et la violence dès son plus jeune âge, est-ce qu'il avait des chances de s'en sortir ? Elles étaient aussi faibles que celles d'un Soldat, si ce n'est plus encore.

Mes yeux passant d'un visage à l'autre, je ne vis de l'encouragement que dans ceux de Tieden, et, à ma droite, d'Anaia.

- Si vous voulez le tuer, allez-y, conclus-je. C'est pas lui qui a tué nos proches, nos amis ou nos familles. Chaque humain est différent, chacun a ses torts. J'ai pas eu le courage de le tuer parce que je l'ai considéré comme un... Presque un frère. Est-ce que j'ai eu tort ? Est-ce qu'on n'est pas tous des hommes ?

Le silence, pesant, ne laisse place à aucun espoir, mais cependant, si aucune émotion ne transparait, c'est peut-être en raison de l'éducation que nous avons eue.

Armand, qui a été attentif tout au long de ma prise de parole, place sa main sur mon épaule comme pour m'apporter un soutien silencieux.

- Je propose qu'Hérion se porte garant de la Patrouille, fait-il. Si celui que nous avons choisi d'épargner fait la moindre erreur, il est exécuté, et son garant recevra une punition à la hauteur de l'erreur commise par son protégé. Nous allons faire un vote à main levée. Nous sommes cent-dix au total. Qui vote pour ?

Des mains se lèvent, et le chef compte silencieusement, comme pour garder le suspense du scrutin le plus longtemps possible. Tieden, quant à lui, jette un regard outré à ceux qui, stoïques, gardent le bras le long de leur corps. Anaia a elle aussi voté pour, apportant son soutien, car elle n'est visiblement pas prise en compte par l'A - Si vous voulez le tuer, allez-y, conclus-je. C'est pas lui qui a tué nos proches, nos amis ou nos familles. Chaque humain est différent, chacun a ses torts. J'ai pas eu le courage de le tuer parce que je l'ai considéré comme un... Presque un frère. Est-ce que j'ai eu tort ? Est-ce qu'on n'est pas tous des hommes ? ristocrate.

- Qui vote contre ?

Le chef de la Ligue compte à nouveau, ignorant la main de Lyl, gardant toujours les résultats pour lui. A croire qu'il aime faire durer le suspense.

- Qui vote blanc ?

Cinq mains hésitantes se lèvent avant qu'Armand ne déclare :

- La Patrouille est épargnée, à soixante-et-une voies contre quarante-quatre. Hérion, acceptes-tu de te porter garant de son comportement et d'être puni à la hauteur de ses fautes ?

- Je l'accepte.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Adèle Delahaye ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0