Chapitre 40

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Seulement après avoir vu les noms des zones que nous sommes chargés de libérer, je comprends à mon plus grand dam qu'Armand nous a fait une fleur.

Quelle générosité.

Nous avons l'exclusivité de toutes les zones dont les numéros sont compris entre 23 480 et 23 510. Autrement dit, celle de Tieden, mais aussi la mienne, sont inclues.

Je sens une boule se former dans ma gorge. Je vais revoir Liago, Sloane, Celeritate, Bosco, ma mère, mon père, savoir ce qu'ils sont devenus.

Peut-être le Sage aussi, d'ailleurs.

Je regarde Tieden et lui souris pour qu'il partage ma joie, mais celui-ci m'ignore et se concentre sur ses gribouillages. Vexé, je croise les bras et observe le paysage qui défile de l'autre côté de la fenêtre, les derniers groupes de jeunes de la Ligue s'éloignant jusqu'à devenir invisibles.

- On est encore loin ? demandé-je à l'intention d'Anaia, qui tient le volant, guidée par la carte, posée avec le plus de précautions possibles sur ses genoux.

- Il nous reste au moins trois heures avant d'atteindre la zone 23 480, la plus proche. Vous feriez bien de dormir, ça vous occupera et vous prendrez des forces.

- J'ai déjà dormi, riposté-je, las. Je suis assez reposé.

Personne ne répond, tous m'ignorent. Super. Je me sens écouté.

- Au cas-où vous ne sachiez pas, avoir des conversations permet aussi de faire passer le temps.

- Non, merci, réplique Tieden froidement. Pas avec toi.

La bouche ouverte de stupeur, je ne sais même pas quoi répondre à ça. Comment peut-il se permettre de me parler de cette manière alors que c'est moi, sur l'île, qui lui ai sauvé la vie ? Il n'a décidément aucune notion de la reconnaissance.

Lâchant un soupir bruyant, j'abaisse la vitre, le vent me fouettant le visage, et pose ma tête contre le rebord rendu brûlant par le soleil. J'attends patiemment que les minutes s'écoulent, mangeant un morceau de pain pour faire taire mon ventre sans plus porter attention à ceux qui m'entourent.

Très bien, nous ne parlerons pas.

Bientôt, cette ambiance étouffante sera loin de moi, car j'aurai retrouvé ma famille. La vraie.

La seule.

                                                                                          .oOo.

Je sens une secousse, puis plus rien. J'ouvre lentement les yeux, puis réalise que nous sommes à l'arrêt.

- Qu'est-ce qu'on fait ? demandé-je.

- Nous allons nous habiller comme des patrouilles, répond un jeune homme, assis juste derrière moi, qui descend d'ailleurs le premier, rapidement suivi des autres.

- Et pourquoi faire ?

- Pour tromper le Sage, si par malheur il est là.

Grand, mince, souriant, la peau sombre, ce Soldat aurait pu être parfait si les combats ne lui avaient pas arraché trois doigts à la main gauche. Voyant cela, je grimace et détourne le regard. J'espère ne jamais avoir affaire à ce genre de blessure.

Je suis donc les autres, descendant du véhicule d'un petit bond. Dans les bagages, effectivement, nous avons le bon nombre d'uniformes de Patrouilles, ramenés, je suppose, de la base de Maza Upe. Les deux filles de notre groupe passent leurs cheveux sous un bonnet sombre et nous enfilons les vêtements vivement, par-dessus nos tee-shirts kaki. Eux seuls trahissent notre appartenance à la Ligue. Avec les kilos d'armes dans le coffre, aussi.

                                                                                 .oOo.

Lorsqu'enfin le camion s'arrête devant des murs gris, élevés, je sens un besoin immédiat de sortir et d'hurler que nous sommes de retour, bien que ça ne soit pas notre zone. Alors que j'entame un mouvement pour ouvrir la portière, le bras de Tieden m'intercepte et me retient fermement.

- Nous allons entrer comme des Patrouilles le feraient, explique t-il, pour n'éveiller aucun soupçon.

Je secoue mon bras vivement et me dégage de son emprise.

- T'as pas besoin de me tenir comme ça. Tu me fais mal.

S'il ne fait aucun commentaire, je vois de la colère briller dans son regard. Je suis satisfait : il n'ose plus me tenir tête.

Un jeune, assis à côté d'Anaia, comme nous vêtu à la manière des Patrouilles, sans doute le seul pour qui la taille de l'uniforme est parfaite, quitte le camion et toque à la porte, que j'aperçois à travers la vitre.

Je sens mon cœur s'emballer. Elle est exactement comme celle qui nous "protégeait" de l'Extérieur. Grande, en bois massif... La porte aux cent serrures. C'est elle.

- C'est ma zone ! m'exclamé-je. Je suis chez moi ! Laissez-moi sortir, je vais leur parler !

- Toutes les zones sont pareilles, tente une fille à la droite de Tieden.

- Non, c'est différent...

- Hérion ! me coupe Anaia, la voix pleine de reproches. Ce n'est pas ta zone, la carte est claire. Tu ferais mieux de te comporter comme une Patrouille avant que l'on ne soit démasqués.

Vexé comme un enfant à qui on refuse un jouet, je m'enfonce dans mon siège, juste avant de voir la porte pivoter sur ses gonds, découvrant un paysage qui ne m'est que trop familier. Une cour, d'abord, large pour que tout les habitants puissent s'y trouver en même temps. Ensuite, les  dortoirs, à droite, à gauche, la piscine, et, un peu plus loin, le stade.

Seuls des visages inconnus se pointent aussitôt et viennent gâcher mes espoirs, me faisant passer pour stupide. La fille avait raison. Toutes les zones sont exactement les mêmes, faites sur-mesure. Seuls ceux qui les peuplent diffèrent.

Je sens les larmes monter. Combien de fois ai-je pensé que cet espace était le mien ? Combien de temps me suis-menti à moi-même en affirmant que ces souvenirs étaient uniques ?

Le camion lentement remis en marche, nous entrons dans la zone 23 480, comme un simple décor dans lequel s'enchaînent des vies.

Les yeux des habitants rivés sur nous traduisent des expressions variées : de la peur, de l'admiration ici et là mais surtout de la méfiance. Je peux presque voir les questions se bousculer dans leur esprit, acheminées par dizaines jusqu'à franchir leurs lèvres :

- Vous êtes ?

C'est un homme qui a parlé. Sa carrure, imposante, force le respect et ses sourcils broussailleux, froncés, remettent en cause toute certitude. À l'évidence, il ne s'agit pas d'un Sage, mais de quelqu'un qui a ici une important toute particulière.

Le garçon qui a toqué s'avance et interroge, le plus sérieusement possible :

- Où est votre Sage ?

- Nous n'en savons rien, répond l'autre. Si vous êtes venus pour lui, c'est inutile. Il disparaît régulièrement, il faut avoir une sacrée chance pour le trouver quand on en a besoin.

La fausse Patrouille hoche la tête :

- Bien.

Il lève la main et, aussitôt, Anaia et la seconde fille retirent leurs bonnets, laissant leurs longs cheveux retomber sur leurs épaules avec légèreté. Si la surprise, furtive, est visible sur les visages, elle se transforme bien vite et le garçon reprend la parole :

- Auriez-vous une pièce tranquille ? Nous devons vous parler.

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