Chapitre 44

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Dans la légère ouverture de la porte en face de moi, Sloane me toise avec un mépris sincère, proche du dégoût. Son visage, cerné, exprime une fatigue extrême qui ne me procure aucun réconfort. Au contraire. Je sens mon cœur se serrer : jamais je ne l'ai vue comme ça.

- Hérion est mort, affirme t-elle d'une voix rendue tremblante par la colère.

Sous le choc, les yeux écarquillés, je me relève pour tenter de la convaincre :

- Non, non, je ne suis pas mort, je suis là, devant toi !

J'essaie de me rapprocher. Elle recule d'un pas, s'enfonçant dans l'ombre de sa chambre. La jeune fille laisse échapper un rire désabusé, en secouant la tête de droite à gauche, ses boucles brunes venant rebondir contre sa peau.

- Je ne sais pas qui tu es, mais tu n'es pas lui.

Je reste debout, totalement pétrifié par l'absurdité de ces mots.

- Comment...?

- Je suis désolée de te l'annoncer, me coupe t-elle, mais tu ne lui ressembles pas du tout. Son visage est beaucoup plus rond que le tien, ses cheveux plus longs...

- On me les a coupés, fais-je en regardant mes chaussures, dès mon arrivée à la Base.

Je n'ai pas le courage de croiser ses yeux, qui expriment tant de douleur. Je n'ai pas le courage d'affronter ces yeux qui, après moins d'un mois d'absence, me considèrent comme un inconnu.

Si elle refuse de comprendre, je ne vais pas avoir d'autre choix que de la forcer à m'écouter et à lui raconter tout mon périple. Tout, depuis le début. Seulement, je ne sais même pas par où commencer.

- Nous ne sommes pas les derniers humains, j'ai rencontré d'autres jeunes, d'autres adultes. On nous a menti, depuis le début. Il y a des milliers d'autres zones.

Ce regard, posé sur moi, me fait perdre tous mes moyens. Tout se mélange dans ma tête. L'État, les Patrouilles, les zones, la Ligue, le rôle des Soldats, notre rôle...

Je vois ses yeux se plisser au fur et à mesure que je parle, et je sais que ce n'est pas bon signe. Elle m'écoute, mais ne croit pas un mot de ce que je raconte. Dès qu'elle trouvera une pause, elle en profitera pour me recaler. D'ici là, je dois tout faire pour qu'elle comprenne. Je le dois.

- Avec ces autres jeunes, nous actons pour la liberté...

- Arrête ton baratin et rentre chez toi, on veut pas te voir ici.

- Sloane ! je m'exclame soudain, paniqué par le fait de pouvoir être mis à la porte. Écoute-moi, je t'en supplie !

Je me mets à genoux, et, malgré un mouvement de recul, je sens que j'ai capté son attention. C'est parfait.

- Je suis Hérion, affirmé-je d'un ton que je souhaite le plus convaincant possible. Demande-moi n'importe quoi sur notre passé, je te répondrai.

- C'est hors de question.

- Attends.

Je me retourne pour faire face à Liago, qui a ouvert la porte à laquelle j'ai tambouriné quelques instants plus tôt. Il a aussi mauvaise mine que notre amie. Son teint est cadavérique (encore plus que d'habitude), et sa voix, faible, me laisse penser qu'il est malade, et ce depuis un temps assez important.

- Laisse-lui une chance.

Silence.

Les yeux dans les yeux, mes deux amis semblent tenter de communiquer par télépathie. Priant pour que Liago l'emporte, j'entends finalement Sloane soupirer et céder :

- C'est d'accord. Une question, pas plus.

Le garçon hoche la tête, plante son regard dans le mien et, après une courte hésitation, demande :

- Qu'est-ce que je t'ai confié, le jour de ton départ, que j n'avais jamais assumé avant ?

- Que tu aimais Sloane et que tu comptais lui déclarer ta flamme.

- Tu penses que ça a marché ?

- J'espère.

Le visage impassible de Liago se fend d'un sourire sincère, qui ne le rend que plus inquiétant, dans la noirceur du couloir. Je ne peux m'empêcher de l'imiter lorsque je l'entends déclarer avec certitude :

- C'est bien lui.

                                                                                            .oOo.

Avec l'aide de Sloane et de Liago, nous avons réussi à rallier la quasi-totalité des habitants de la zone et à les convaincre de rester sur place. Si la plupart d'entre eux ont été dubitatifs quant aux affirmations concernant le système dans lequel nous vivons, ceux qui ont adhéré à notre désir de révolte ont voulu prendre les armes sur le champ et nous avons fait face à des difficultés pour les contenir.

J'ai emmené mes deux amis avec moi et, après une rapide présentation de la zone dans laquelle nous logeons, j'ai demandé à Anaia de nous apporter à manger. Ainsi, nous pouvons parler tranquillement, autour d'un plat chaud, de tout ce qui nous est arrivé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, depuis moins d'un mois, ce qui reste un temps considérable quand on sait que nous n'avons jamais été séparés avant cela.

Si la jeune fille a semblé mécontente, je n'y ai pas porté attention, trop focalisé sur le retour de Sloane et Liago, le retour de mes deux amis d'enfance. Quant à Tieden, je ne l'ai pas revu et suppose qu'il est occupé à gérer des problèmes d'une importance suffisante pour ne pas être dérangé.

Nos rires ont percé le silence, et si notre peur était palpable, l'humour et la joie dominaient ces retrouvailles, indéniablement heureuses malgré le contexte. On pourrait trouver ça déplacé, mais nous ne voyons pas le problème. Le rire a toujours est toujours apparu comme une solution, une thérapie efficace, et je ne vois pas pourquoi ça devrait changer aujourd'hui.

Ils ont exprimé un effroi sincère lorsque je leur ai conté mon parcours, depuis mon départ jusqu'à mon retour. Je ne leur ai rien caché : ni la mort de ceux dont j'ai été proche, ni combien ils m'ont manqué jusqu'à ce que je les revoie.

De leur côté, après que je sois parti, Liago a effectivement déclaré sa flamme, et la jeune fille a poliment refusé de sortir avec lui, avant d'accepter quelques jours plus tard. Le lendemain de leur mise en couple, on leur a appris mon décès, mais "mon corps" n'a été apporté qu'hier.

"C'était horrible, a expliqué Sloane. Il s'agissait d'un corps humain, sans aucun doute. On nous a montré la carcasse. Déchiquetée, c'était impossible de dire s'il s'agissait de toi ou pas."

Faiblement éclairées par la lueur du feu, leurs mains enlacées accompagnent leur récit avec une douceur qui en réduit la cruauté.

"Ils ont prétexté une attaque par un animal sauvage, a renchéri Liago. On y a tous cru, et la zone a été en proie à une panique extrême. Tu comprends, des horreurs pareilles vivent dehors, et on ne peut pas être certains de la fiabilité de notre protection. C'est pour ça que quand t'es arrivé, on avait tous des têtes de déterrés. On était en deuil et la peur régnait en maîtresse."

Malgré tout, ces retrouvailles auront été de courte durée. Dès demain, ils partent au sud avec d'autres habitants de la zone, pour retrouver Armand et l'essentiel des troupes et recevoir une formation. Heureux pour eux, je leur souhaite une excellente suite de parcours, en ayant cette fois-ci la certitude de les revoir.

Lorsqu'ils s'éloignent pour aller se coucher, j'hésite à regagner ma chambre. Maintenant que ma zone est libérée, ne devrais-je pas retourner à mes origines et vivre aux côtés de miens ?

Je repense à Tieden, qui a, lui aussi, assisté à la libération de sa zone, mais est resté auprès de nous, auprès des jeunes de la Ligue.

Comme lui, j'ai à présent la certitude que ma place est parmi eux.

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