Chapitre 45

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Dès cinq heures du matin, nous sommes en route : Anaia, les six adolescents de la Ligue et moi, sommes installés dans le camion tandis les adultes des zones libérées marchent à côté, les plus jeunes ayant rejoint des lieux clos où ils recevront un entraînement militaire supplémentaire, à la manière de Sloane et Liago.

Prêts à en découdre, tous avancent d'un pas décidé, si bien que je commence à penser que leur motivation dépasse la nôtre. Fatigué après une nuit affreuse en raison de la pluie qui s'est abattue sur le plafond des dortoirs et a martelé des heures durant, je me sens vidé de toute énergie et suis incapable de penser correctement. Si, avant, j'appréciais ce bruit et qu'il m'apaisait, j'ai eu une nuit entière pour comprendre que ce n'est plus le cas.

Me sortant de mes pensées, il me mettait en face de mes responsabilités : aujourd'hui, nous allons ou remporter la victoire ou périr. Je commence à me sentir las. Il est vrai qu'atteindre la Ville est une chose essentielle, mais c'est un objectif conséquent et je doute de notre force, de notre préparation, de notre engouement. Du mien.

Suis-je vraiment prêt à mourir pour une poignée d'hommes ? Suis-je prêt à courir le risque ? N'étais-je pas mieux lorsque je ne savais rien et que je vivais, inconsciemment, dans ma zone ?

La nuit, noire, nous enveloppe encore, mais on sent cependant que le soleil est proche. Dans une heure environ, il pointera le bout de son nez. Sous la lumière des phares du véhicule, des deux côtés de la route, s'étendent des vestiges de zones, sans doute détruites par des Patrouilles à la suite de révoltes.

Anaia est à ma droite, et je peux déduire à ses traits tirés qu'elle a passé une nuit similaire à la mienne : pas terrible. Sourcils froncés, concentrée, elle ne laisse rien paraître.

Le camion est plongé dans le plus grand silence.

Il faut dire que communiquer n'est pas notre point fort. Après deux semaines de travail en groupe, je n'ai parlé avec personne d'autre que Doën, d'ailleurs assez tranquille. C'est un garçon calme, très peu curieux et sans aucune originalité, qui provoque rapidement de l'ennui malgré sa gentillesse et son dévouement à la cause qui nous relie.

- On va faire une pause, déclare Anaia en remarquant que le terrain s'aplatit progressivement.

Le camion s'arrête dans un affreux grincement et nous posons tout pied à terre pour faire face aux habitants des zones qui nous suivent docilement et qui stoppent leur marche d'un même mouvement avant de se séparer en petits groupes.

- Hérion, j'aimerais qu'on parle, annonce t-elle.

Légèrement anxieux, surpris par cette demande soudaine, j'accepte de la suivre et nous nous éloignons du groupe principal. Face à face, au milieu des décombres d'une zone, elle assise sur un vestige de mur et moi adossé contre la partie supérieure de celui-ci, j'attends qu'elle parle la première.

- Je ne t'avais pas répondu, et je trouvais ça important de mettre les choses au clair.

- Sur ?

- Ce que je pense de toi.

- Ah.

Un sourire satisfait vient étirer mes lèvres. À sa manière d'avancer les choses lentement, elle ne va pas me détruire, ou en tous cas fortement modérer ses propos.

- T'as l'air confiant, remarque Anaia.

- Je le suis.

Je crois apercevoir la moindre once de timidité et de gentillesse quitter son regard. Si je pouvais la croire bienveillante, à présent ces pensées positives ont quitté ma tête.

- Et je peux te demander pourquoi tu es confiant ?

J'hausse les épaules et réponds simplement :

- Je pense que toi et moi, on irait bien ensemble et que ce serait bête que tu me rejettes.

Ses yeux s'écarquillent, et elle crache :

- Ah ouais, t'es confiant ? J'ai cru que j'aurais des regrets à te casser comme je compte le faire, mais maintenant je ne vois plus aucun problème. Alors tu sais quoi ? T'es rien qu'un enfoiré, doublé d'un ego surdimensionné, voilà ce que t'es !

Tout est silencieux, d'un coup, et mon cœur semble cesser de battre. Comment ? Peut-être que j'ai mal entendu...

- Depuis le début, poursuit-elle, ruinant toute lueur d'espoir, tu penses qu'à toi, et tu t'en rends même pas compte ! Par exemple, tu ne m'as jamais demandé comment j'allais, ni à moi ni à Tieden.

Alors que j'ouvre la bouche pour protester, elle pose un doigt sur mes lèvres.

- Ne dis pas le contraire, ce serait mentir. T'as pas réalisé, mais moi si. T'as jamais pris aucun initiative, mais, tu vois, c'est fatiguant de devoir toujours tout faire !

Elle soupire longuement, et je ne dis toujours rien, trop choqué par ce que j'entends.

- J'ai fait une erreur stupide en te laissant le droit de libérer ta zone. Tu as passé ton temps à discuter gentiment avec tes amis. Mais, ici, t'es pas en vacances ! Ils sont allés ailleurs, et je m'en réjouis, parce qu'en les retrouvant, t'as été d'un égoïsme sans nom. Tu pensais sans doute que t'étais revenu au bon vieux temps, où tout était prêt sans qu'il n'y ait rien à cuisiner, rien à cueillir, rien à faire. Sauf que nous ne sommes plus vos esclaves et que vous n'êtes plus des assistés. Aujourd'hui, l'aide de chacun est précieuse.

- Je ne suis pas égoïste ! protesté-je vivement, comme reprenant mes esprits.

- Tu as des qualités et tu ne les mets pas au profit du collectif, attendant que lui fasse tout pour toi. J'appelle ça de l'égoïsme.

Elle se détourne et s'en va d'un pas vif, ses yeux brillant de larmes de colère. Les miens aussi sont remplis d'eau.

Ce n'est rien.

Je transpire simplement des yeux.

                                                                                    .oOo.

Marchant aux côtés des habitants des zones, dans un nuage de poussière de la tête aux pieds, je fais la connaissance de nouvelles personnes, assez gentilles, venues me parler en ayant pitié de ma solitude. Malgré tout, j'aurais préféré rester seul et ruminer ma peine, ressasser encore et encore ces mots blessants.

Ne suivant la conversation qu'à moitié, je jette des regards fréquents en direction du camion, pour voir. Est-ce qu'Anaia essuie une larme ? Est-ce qu'elle exprime quoi que ce soit ?

Mais la jeune fille reste de marbre, ne m'amenant aucun réconfort ou aucune explication supplémentaire.

Plus que pour observer ses émotions, je comprends que je la regarde pour la regarder, profiter de son visage, d'elle, malgré la situation, avant que tout ça ne prenne fin.

Seulement là, le dernier jour avant, peut-être, la fin, je réalise à quel point elle est belle.

À quel point j'ai peur de la perdre.

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