Chapitre 46

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Troisième pause de la journée.

La seconde lors de laquelle je m'isole.

La paysage, autour de nous, devient progressivement de plus en plus sauvage, et, selon les consignes données par Armand, nous sommes sur la bonne voie.

D'ici deux ou trois heures, nous devrions avoir atteint la Ville, rejoint les autres unités.

Au bord d'une petite source, les pieds dans l'eau fraîche pour me rafraîchir, je rejette la tête en arrière à cette pensée. Armand. Il ne m'a manqué en rien.

Mais, aussitôt, le visage d'Anaia vient se superposer à celui de l'Aristocrate.

Je pense à elle.

Évidemment que je pense à elle.

Je l'aime, putain.

Comment oublier ces mots tranchants, violents, douloureux et, surtout, si sincères ?

Tieden avait peut-être raison, en disant que je deviens con. Aujourd'hui encore, j'ai manqué de tact. Même si je le pensais, je n'aurais pas dû dire les choses comme ça. Ça ne se fait pas, c'est tout. J'aurais pu, j'aurais m'en douter.

Disons que la prochaine fois, j'utiliserai mon cerveau avant de parler. Enfin, s'il y a une prochaine fois.

Mais on change en prenant conscience de ses erreurs, et j'espère pouvoir faire mieux à l'avenir. En tous cas, je vais tout faire pour, et ça ne devrait pas être bien compliqué, quand on voit d'où je pars.

Car je suis désireux de la connaître mieux que personne, désireux de devenir celui à qui elle confierait ses problèmes, se plaindrait de tout, parlerait de rien. J'aimerais la voir rire à mes blagues, aussi pourries soient-elles, la savoir épanouie, bien sûr, la savoir amoureuse.

Évidemment.

Un soupir franchit mes lèvres.

Plus encore que la Ville, ce nouvel objectif me semble inatteignable.

                                                                                     .oOo.

Je marche toujours à côté des habitants des zones libérées afin de montrer à la jeune fille que je prends mes distances et respecte sa décision malgré une déception et une tristesse bien présentes. Cette fois-ci, cependant, toute mon attention est portée sur la femme qui fait la discussion.

Très gentille, compréhensive, maternelle, elle m'interroge sur ma vie et se montre curieuse à l'égard de mon parcours, du moins atypique.

- J'avais un fils, confie-t-elle de sa voix douce, son visage fin et harmonieux exprimant une sincère tristesse. Lui aussi était un Soldat, je suppose. Un beau jour, le Sage est venu et a questionné les directeurs du stade, de la piscine et du gymnase. Il leur a demandé quel était leur plus grand espoir chez les garçons et chez les filles.

J'hoche la tête, compréhensif. Tandis que, chez certains, cette décision a été prise de manière totalement arbitraire, d'autres, comme moi, avons tout de même eu une sorte de responsabilité dans notre départ. Peut-être était-ce d'ailleurs calculé, pour diminuer notre colère à l'égard des Patrouilles.

- Ils l'ont désigné, alors le Sage est venu me trouver et m'a convaincue de le laisser partir, en promettant de nombreuses choses. Qu'il pourrait revenir quand il veut, par exemple...

- Il vous a aussi expliqué combien cette occasion était une chance, qu'il fallait saisir, complété-je.

Elle baisse le regard vers ses pieds, des souvenirs douloureux lui revenant visiblement.

- Exactement. Je suis une mauvaise mère, c'est une certitude. Je regrette encore d'avoir accepté, et je regretterai jusqu'à la fin de mes jours.

- Non, vous ne devez pas dire ça, je proteste doucement. Personne n'aurait pu prévoir ce qu'il s'est passé, ensuite.

- Il m'avait confié ses craintes. Déjà enfant, il réfléchissait beaucoup et était terriblement angoissé. Il restait souvent seul dans un coin, à attendre que le temps passe. Personne ne lui parlait. Alors il avait peur de ne pas parvenir à s'intégrer, et que les mois passés à la Base soient encore pires que ceux qu'il endurait au quotidien.

Mon cœur fait un bon dans ma poitrine. Ce portrait me semble familier, et, malgré tout mes efforts pour retrouver ce garçon dans mon esprit, aucune image ne me vient. Je sens sa détresse, et tente de lui apporter une aide, aussi maigre soit-elle :

- Vous savez, j'ai été dans un base qui regroupait des jeunes de zones proches. Je n'ai connu qu'un nombre très restreint de personnes puisque je n'y suis pas resté longtemps, mais peut-être que j'ai aperçu votre fils...

Ses yeux gris plantés dans les miens expriment à présent une telle souffrance que j'en viens presque à regretter ma demande. Je risque de m'en vouloir terriblement si je n'ai rien à lui apporter.

- Il... comme t-elle, la voix tremblante. Il n'était pas très grand, des yeux gris comme ceux que j'ai, plutôt sportif, les cheveux bruns, lisses...

Malheureusement, cette description correspond à un nombre de personnes si élevé que je doute de pouvoir faire quoi que ce soit. La personne qui s'en rapproche le plus serait Elven, sauf qu'il me dépassait d'une tête et que la première chose à mentionner serait sa balafre.

- Est-ce qu'il avait une cicatrice ?

- Non, affirme t-elle catégoriquement.

- Je crois que je ne l'ai pas connu. Comment s'appelait-il ? Je pourrai demander à d'autres jeunes de d'autres bases.

Un léger sourire étire ses lèvres.

- Il n'était pas du genre à donner son prénom.

- Il ne l'aimait pas ?

- Non, ce n'est pas ça. Je pense que dire comment il s'appelait représentait un grand signe de confiance, à ses yeux.

Compréhensif, respectant son silence, nous poursuivons notre marche.

- Il s'appelait Elven.

Je me tourne vers elle soudainement. Comment ?

Tout l'air a quitté mes poumons, et j'ai cessé chacun de mes mouvements, sous le choc. La mère d'Elven ?

- Je... Je... bégayé-je.

Son regard posé sur moi, inquiet, accentue mon malaise. J'ai enterré son fils, elle qui l'aime tant et qui est déjà convaincue d'être une mauvaise mère.

- Tu ? répète t-elle, et je peux lire un espoir intense dans ses yeux.

- Je l'ai connu. Nous avons été assez proches, et...

Comprenant la situation délicate dans laquelle je me trouve, elle s'approche légèrement et son visage, doux, m'incite à poursuivre sans avoir besoin de rien demander

- Je l'ai enterré, lâché-je dans un souffle.

Je détourne les yeux, n'osant pas croiser son regard, la culpabilité envahissant l'entièreté de mon être. Une première larme roule sur ma joue. Je l'essuie rapidement. Je sens la main de la femme se poser sur mon menton, et elle le relève pour que je la regarde.

Si elle pleure, ce n'est pas la chose qui retient mon attention. Un sourire, lumineux, presque soulagé, magnifique, éclaire son visage fatigué.

- Tu l'as enterré, répète t-elle. Jamais je ne pourrais te remercier assez pour ça.

Elle me prend dans ses bras et me serre fort, sans pour autant me faire mal.

Jamais mes parents ne m'ont témoigné le moindre signe d'affection, et j'ai la certitude qu'Elven aimait sa mère, d'une force qui dépasse l'imaginable.

Je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour, attendri en repensant à ces mots : "déjà enfant, il réfléchissait beaucoup".

Ça n'a pas changé, loin de là.

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