Les wendigos
Aure suivait le galop dans lequel était parti Enguerran. Elle était habituée depuis toute petite à monter à cheval. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. L’angoisse d’Enguerran, qu’elle avait toujours connu calme et sûr de lui, était communicative.
Soudain, une odeur aigre et tenace lui enflamma les narines.
— Enguerran qu’est-ce donc que cette puanteur ?
Elle n’eut pas à attendre sa réponse car les cinq cavaliers passaient maintenant devant des fermes brûlées et des corps calcinés. Des malheureux la bouche ouverte, la main noire de suie tendue vers l’au-delà, espérant une aide qui n’était jamais venue.
L’odeur de la chair brûlée.
Aure n’avait jamais rien vu ni senti de tel. Des spasmes commençaient à parcourir ses muscles alors qu’elle sanglotait. Elle était prise de hauts le cœur et sa vue se troublait à force de pleurer face au dramatique spectacle de leurs terres meurtries.
Et soudain l’horreur : le château en cendres devant eux, dévasté. Seules quelques pierres dressées suggéraient ce qui avait été le donjon autrefois. Une bouillie infâme mêlant restes humains, animaux calcinés, bois brûlés et pierres noircies tapissait le sol de ce qui avait été leur domaine.
Elle se mit à paniquer.
— Père, père, où êtes-vous ? hurla-t-elle en éperonnant son cheval pour qu’il parte à brides abattues.
Enguerran la talonnait.
Arrivés dans les ruines du château, lui et ses hommes dispersèrent une bande de pillards qui espéraient trouver quelque dorure ayant résisté aux flammes.
Aure sauta à terre et dans un hoquet de dégoût ne put s’empêcher de vider le contenu de son estomac. L’odeur insoutenable et les vapeurs chaudes montant du sol l’empêchaient de respirer.
C’était la première fois qu’elle côtoyait la mort d’aussi près. Après avoir essuyé sa bouche avec sa manche, elle se mit à déambuler en hurlant comme une âme damnée dans les décombres.
Enguerran voulait garder la tête froide mais il était perdu. Des râles gutturaux le firent lever la tête et il découvrit une nuée de vautours volant en cercle au-dessus d’eux.
Un air glacé vint lui fouetter le visage.
Au bout de longues minutes de torpeur, il se ressaisit.
— Capturez un de ces pillards vivant et ramenez-le-moi, cria-t-il à ses hommes en parcourant les ruines du regard.
Aure errait toujours entre les gravats et les corps noircis espérant ne pas y trouver son père ou ses frères et sœurs.
Tout en gardant un œil sur elle, Enguerran commença à interroger le gueux qu’ils avaient ramené :
— Qu’est-ce qui s’est passé ? parle ou je te tranche la gorge ! le menaça-t-il en sortant son épée.
— Une horde de cavaliers sanguinaires, Messire, des milliers. Ils ressemblaient à des wendigos intégralement recouverts d’une tunique noire. Ils venaient de la frontière Ouest et se sont abattus sur le château et les terres comme la peste.
— Où sont-ils maintenant ?
— Je n’en ai aucune idée Messire, ils sont partis aussi vite qu’ils sont arrivés.
Enguerran le toisait du regard se demandant s’il pouvait le croire. Il avait un accent de la région et tremblait comme une feuille. Il ressemblait plus à un des paysans qui habitaient le comté qu’à un voleur de grands chemins.
Aure les entendant parler en avait profité pour se rapprocher, les yeux vides :
— Et mon père, mon frère, ma sœur ? questionna-t-elle, cherchant du regard dans toutes les directions.
— Ils n’ont fait aucun prisonnier noble dame, tous ceux qui étaient au château sont morts. Nous ne devons notre salut qu’au fait d’avoir été braconner dans les montagnes. Nous avons assisté au massacre de là-haut.
— Oh mon dieu quelle horreur ! gémit Aure en s’écroulant sur le sol.
Enguerran essayait de garder son sang-froid malgré son grand désarroi :
— Et sais-tu si les habitants des fermes plus éloignées du château ont pu survivre ?
— J’en ai vu quelques-uns s’échapper en direction des terres de Sasse mais je ne sais pas s’ils ont survécu, susurra-t-il d’un air qui semblait sincèrement désolé.
— Va chercher tes comparses et aide mes hommes à retrouver le corps du marquis et de ses enfants que nous leur donnions une sépulture décente. Une pièce d’argent pour vous tous en récompense.
Le gueux se mit à courir en criant pour appeler ses compagnons d’infortune, satisfait de cet argent facilement gagné. Enguerran se tourna vers Aure encore en larmes par terre.
— Mademoiselle, je suis sincèrement désolé, je ne comprends pas ce qui s’est passé. La frontière est pourtant bien gardée, déclara-t-il en essayant de poser sa paume sur son épaule en signe d’affection.
Aure était effondrée, la tête entre les mains.
Il ne savait pas si elle l’entendait ou pas mais il devait insister, surtout maintenant qu’il était son seul protecteur.
— Nous devons faire vite. Je ne pourrai pas assurer votre sécurité dans un château en ruines la nuit.
Après un long silence, Aure finit par relever la tête. Elle était méconnaissable, les yeux gonflés et les joues maculées de cette bouillie noire qu’elle avait grattée à la recherche de ses proches.
— Peu m’importe, je n’ai plus de raison de vivre. Ma famille n’est plus ! Mon château n’est plus ! gémit-elle dans un râle.
Enguerran ne savait pas comment soulager sa peine. Il était chevalier, pas chaperon.
Il se dit qu’en l’appelant par son prénom, ce qu’il ne se permettait jamais de faire habituellement, il aurait peut-être une chance de la faire réagir :
— Mademoiselle Aure, nous devons enterrer votre famille avant que les charognards ne finissent leur travail. Puis nous chevaucherons vers le château de Sasse. Le Comte, grand ami de votre défunt père, nous assurera sa protection le temps que nous y voyons plus clair.
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