Un bien lourd tribut
— Mais où est Enguerran ? s’écria Aure en les regardant affolée.
— Ah sa bravoure chevaleresque n’a pas dû suffire ! se moqua Malthor.
— Je ne pense pas qu’il soit mort, il combattait encore à côté de moi face aux derniers Jötunn, la rassura Raguard.
— Où était-ce ? Montre-moi ! cria Aure.
Elle se mit à chevaucher dans la direction indiquée en hurlant le nom d’Enguerran. N’ayant aucune réponse, elle mit pied à terre et commença à retourner les corps les uns après les autres.
Elle était essoufflée et son cœur cognait dans sa poitrine.
Elle ne pouvait pas perdre Enguerran.
C’était la seule personne qui la raccrochait encore à son père et à sa famille. C’était le seul qui pouvait la protéger. Elle s’en voulait d’avoir appris les textes saints au couvent plutôt que d’apprendre à se battre.
Les mains pleines de sang, elle bougeait ces corps sans vie, exhalant un bref soupir de soulagement quand le visage du cadavre n’était pas celui d’Enguerran.
Elle se redressa et rassembla ses forces pour hurler son nom une nouvelle fois.
Une main apparut au-dessus d’un tas de dépouilles à quelques mètres devant elle.
Il était là, en sang, semi-inconscient ! Elle se pencha, il respirait encore.
Elle fit de grands signes en pleurant de joie à ses hommes d’armes qui vinrent à la rescousse :
— Donnez-lui de l’eau et chargez-le sur mon cheval.
Elle l’amena jusqu’au trésorier du prince devant lequel les derniers mercenaires faisaient la queue pour recevoir leurs pièces. Enguerran commençait à revenir à lui. Aure annonça triomphalement :
— Vous allez devoir partager avec un autre survivant !
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Ils passèrent ensuite quelques jours dans une auberge de Molslo, le temps pour Enguerran de se remettre sur pied et pour Malthor et ses acolytes de fêter dignement leur victoire.
Aure en profita pour découvrir la ville avec ses gardes et enfin rentrer dans les belles échoppes devant lesquelles ils étaient passées en arrivant.
En flânant sous un auvent usé, caressant les étoffes et contemplant les fioles, elle se demandait quelle pouvait être la suite maintenant qu’elle avait retrouvé Malthor.
Ils se retrouvèrent tous à table le troisième soir. Malthor prit la parole :
— Aure, j’ai bien réfléchi à ce que tu m’as dit. Même si je ne veux pas de la vie que mon père avait prévu pour moi, je ne serai pas celui qui salira l’honneur des Sasse. Tu peux compter sur moi pour venger ton père… Mais cela va me demander de gros sacrifices aussi j’ai une condition.
Aure ne s’attendait pas à ce que Malthor aborde le sujet. Elle avait prévu d’attendre le complet rétablissement d’Enguerran pour le remettre sur la table.
— Merci Malthor, j’ai vraiment besoin de ton soutien. Et quelle est cette condition ? répondit Aure agréablement surprise mais inquiète.
— Que je sois le premier homme avec qui tu passes une nuit quand je t’aurais aidé à venger ton père, répondit-il avec les yeux pétillants. Ses compagnons pouffèrent avec un air lubrique.
Enguerran protesta avec sa voix encore faible :
— Tu n’as pas honte de profiter de la situation ! Nous nous passerons de son aide Mademoiselle.
Aure restait silencieuse. Tous les regards se braquèrent progressivement sur elle.
Elle ne s’était pas mise en colère, elle n’avait pas rougi, elle n’avait pas hurlé, elle n’avait même pas levé les yeux au ciel en soupirant.
Non, le mal qui l’affectait était plus profond, moins spontané à exprimer.
Sa mine grave renforçait encore sa beauté. Ses sourcils soucieux accentuaient l’éclat émeraude de ses yeux. Sa mâchoire serrée creusait de petites fossettes sur ses joues rosées.
Aure prenait soudainement conscience du peu de valeur qu’avait maintenant sa virginité. Sans doute son père avait-il prévu de lui faire rencontrer le fils d’un des notables de l’Ouest à son retour du couvent. Peut-être même voulait-il arranger un mariage avec le fils du prince Karavec qui dirigeait tout l’Ouest ?
Mais quelle importance maintenant ? Son père n’était plus, son comté n’était plus. Aucune chance que le moindre puissant ne s’intéresse à elle, même si sa beauté était lumineuse.
Autant que sa virginité lui permette au moins de venger son père et de rebâtir un château.
Après une longue hésitation, elle finit donc par répondre :
— Laisse Enguerran, je me suis préparée à des sacrifices de mon côté également. C’est d’accord Malthor, je comprends que sauver l’honneur de ma famille ne soit pas une récompense suffisante pour toi, soupira Aure.
— Je te rassure Aure, toutes celles qui sont passées dans mon lit n’avaient pas la sensation d’être sacrifiées et avaient même plutôt tendance à en redemander ! triompha Malthor.
Cette vulgarité choqua Enguerran qui n’abandonnait pas :
— Milady, nous n’avons pas besoin de lui : avec les pièces que j’ai gagnées, je peux enrôler plus d’une centaine de mercenaires, nous pourrions prendre par surprise les wendigos dans leur campement.
Mais Malthor le raisonna :
— Je suis du genre téméraire, mais toi tu es totalement inconscient ! Nous ne connaissons rien de ces wendigos en noir. Je veux bien aussi consacrer l’argent qu’il me reste pour embaucher des mercenaires mais il faut que nous en apprenions plus sur eux avant de décider d’un plan. Nous ne sommes que trois, peut-être que cet argent serait plus utile pour commencer à reconstruire le château de Dual ?
Sans laisser le temps à Enguerran de répondre, Raguard intervint :
— Vous pouvez également compter sur moi.
— J’en suis aussi, reprit Skögul.
— Et moi donc ! termina Kronin.
— J’apprécie votre loyauté les amis mais cette vengeance ne vous concerne pas. Vous n’avez rien à y gagner et tout à perdre ! reprit Malthor.
Voyant que ses camarades n’avaient aucune envie de le quitter maintenant, ce qui l'arrangeait bien, il conclut :
— Comme vous voudrez. Mettons-nous donc en route pour Thugdul demain. Cela nous laissera plusieurs jours pour réfléchir à ce que nous ferons une fois sur place.
Aure les voyait se lever. La future perte de sa virginité avait bien vite été entérinée pour penser aux prochains combats. Seul Enguerran la regardait d’un air désolé.

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