Le déménagement

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J’ai 7 ans, bientôt 8. Je vis, ce que je comprendrai bien des années plus tard un tremplin émancipateur de ma socialisation et de mon ouverture à l’autre. En effet, mes parents habitent depuis maintenant 30 ans dans la maison qu’ils ont fait construire en pleine campagne Deux-Sévrienne. L’horizon est désertiquement peuplé. Nous ne sommes pas coupés du monde mais, enfant, je reste limité dans mes interactions sociales.

Le grand changement se prépare. Nous nous apprêtons à déménager en ville. Le domicile est empreint d’une charge émotionnelle forte. Je quitte un cocon connu vers une nouvelle maison qui n’est pas la mienne.

Je me souviens de la visite. Ça ne ressemble en rien à mon chez moi. Où est la salle de jeux avec le vélux qui me permet de regarder les étoiles ? Il n’y a pas non plus de mezzanine dans le bureau pour faire coucou aux personnes dans le salon. Et puis, ce soleil qui inondait les pièces en enfilade, ces jeux de lumières. Je ne les retrouverai plus. Je repense à tous ces moments dans la cuisine où nous mangions ensemble. On a tous notre place attitrée pour manger. Je n’aurai plus jamais ces moments de dégustations où je suis toujours en face de la cheminée. Aussi futile soit-il, on s’accroche aux moindres détails. On repense à un souvenir à tel endroit. Un beau souvenir. “Tiens, et s’y je m’asseyais à cette chaise en regardant par la fenêtre”. Oui, c’était là que je regardais Mitsy, notre Border Collie. Mais maintenant, je ne pourrai plus me remettre à cette place pour me plonger véritablement dans ce souvenir. Il y avait aussi ce paquet de fraises tagada posé sur le plan de travail de la cuisine. Pourquoi je m’en rappelle ? J’adorais ça. Ça m'a marqué.

Ce n’est pas seulement la maison que je laisse. C’est le paysage aussi. Il faisait partie de la famille. Le champ du voisin me laissait d’une humeur plate mais finalement, on a la nostalgie de ce dont on ne se préoccupait pas le moins du monde.

On n'est jamais prêt à quitter son foyer. On ne se dit pas un jour : “tiens, j’y ai tout vécu, je peux expérimenter l’ailleurs”. Non. Chaque jour est une surprise qui vous fait rester pour vivre d’autres surprises.

Nous sommes arrivés devant cette nouvelle maison à visiter. Je regarde autour de moi. Les maisons dans le lotissement se ressemblent. Elles sont délimitées dans leur surface extérieure, moi qui avais l’habitude du vaste sans frontière. Aussi, celle dans laquelle je m’apprête à rentrer me laisse une première impression négative : l’espace extérieur était en friche.

J’aimais si fort ma maison car elle était grande. Elle offrait la possibilité d’accueillir les groupes nombreux, et nos humeurs changeantes : se retrouver seul ou être ensemble. Qui dit grande maison dit aussi couloirs interminables. Je cours tout le temps dedans. J’aime bien. Courir c’est aussi glisser en chaussettes. Les étendus de carrelage, c'est le fun. Et puis, j’aime avoir toujours plus d’espace pour m’étaler et entreposer encore plus d’affaires. C’est pratique aussi pour lancer toutes sortes de choses : propulser des petites voitures par exemple.

Qui dit beaucoup de pièces dit beaucoup de vitres. Connaissez-vous les “glitter glue” ? Ce sont des stick remplies d’un gel qui sèche à l’air libre, habituellement destinées à être coller sur les vitres. J’ai laissé tellement de traces de mon passage sur ces vitres, dans cette maison. Elle respire, elle vit, elle est en mouvement. Je laisse celle qui m’a vue grandir et m’épanouir.

Là, c’est l’inverse. Je rencontre une inconnue. C’est vide. Ça résonne. Elle est plus petite et est de plain pied. J’arrive dans une pièce où je découvre un mur marron bizarre. Un marron moucheté. Je me rapproche et je constate que c’est un mur entièrement en liège. Drôle ça. Avec le parquet brun clair et les portes coulissantes de l’armoire jaune, le mélange de couleur ne me rassure pas. Il s’avère pourtant que ce sera ma chambre.

Oui, le choix sera définitif. C’est elle notre nouvelle maison. Je vais devoir m’adapter. Maison en friche ou non, je ne serai plus là où je demeurais.

Le jour de l’emménagement arrive et il se produit rapidement un phénomène que je n’aurais pas imaginé. Je me sens chez moi de nouveau. Je suis bien. Mais je trahis mon ancienne maison là ? Comment puis-je aussi facilement te laisser tomber et être de nouveau en amour avec une autre ? Pourtant, c’est bien ce qui va se passer. Une vraie facilité d’adaptation à mon nouvel environnement se crée. Un ingrédient spécial et novateur va le favoriser : le voisinage.

Je suis dans la cour. Devant, où donne la route et les façades des autres maisons. Deux garçons de mon âge font du vélo et viennent me voir. C’est ici que tout commence. On se jauge, on se regarde et vous connaissez la facilité des enfants à jouer ensemble. Nous nous lions très rapidement. De fil en aiguille, ils deviennent mes amis dans le quartier. Ils sont frères et habitent juste en face de la maison. Jules et Nathan*. Je leur dois beaucoup car ils vont devenir, à 8 ans, mes deux premiers amis. Ceux avec qui je vais partager mille expériences. C’est l’insouciance. C’est les rites initiatiques constants, les premières fois. On alterne entre chez eux, chez moi, la rue, le quartier, le skate park, plus rarement la ville. C’est la liberté. Je découvre la vie de quartier et je rencontre tous mes autres voisins. On est une quinzaine. Certains vivent là tout le temps, une vient de temps en temps car sa grand-mère vit dans le lotissement. Astrid et Malo viennent quant à eux chez leur grand-père qui possède la propriété mitoyenne à la nôtre. Il y a ce garçon, Jérémie, qui est de passage grâce à sa mère qui a rencontré mon voisin. Etc.

Les enfants se mélangent, d’autres pas. J’évolue dans différents groupes.

Avec tout ce petit monde, on trouve mille et un jeux. De la piscine à balle, au concours de lancer franc au panier de basket, jusqu’à la cession de pétard. Tout y passe.

Je vis une enfance que je n’aurais jamais vécu si j’étais resté à la campagne. Je suis Jacquouille La Fripouille, le gueu dans le monde moderne. C’est une émancipation car je ne suis plus reclu mais ouvert sur l’extérieur. Mes frères, bien plus âgés que moi, sont partis de la maison. Je me retrouve enfant unique un peu déboussolé et seul recueilli par mes semblables.

2007. Le boum des consoles portables commence. Nous voici tous entrées dans la danse. Nintendogs, Mario, Pokemon sont nos amis. Allez, et si on faisait une cabane dans le garage en utilisant la table de ping-pong. Le mot de passe pour entrer : hamburger.

Je me souviens de toutes ces heures à deux devant l’ordinateur. Jules me fait découvrir le monde numérique. Il est très doué. Moi pas du tout. Je fais des pieds et des mains pour jouer aux mêmes jeux que lui. Par exemple : Magic ball. C’est un casse-brique en 3 dimensions. Je vivais vraisemblablement mes premiers moments vidéo-ludiques addictifs.

J'organise des cache-cache dans ma chambre. On est 6 pour 12 mètres carrés. Et puis un autre jour, l’esprit créatif enfantin décide de se lancer dans la réalisation d’anti-stress à base de ballon de baudruche et de farine. Les explosions sont imprévisibles et nous voilà à ramasser un tas de farine dans ma chambre. Il y a aussi les glissades d’escaliers sur cartons chez mes voisins d’en face.

Je vis parfois mes premiers conflits. On n'est clairement pas tendre entre nous à cet âge. Parfois le ton monte et les esprits s'échauffent.

Ma facilité à entretenir ces relations est déroutante quant à ma timidité habituelle en dehors de ce cercle amical. Avec Marie, je passais des après-midi à jouer à la DS chez sa mère. Cette dernière avait un petit chien qui me mordait tout le temps. A chaque fois, nous devions nous arranger pour faire diversion afin que je puisse traverser le salon et atteindre la chambre sans me faire mordre.

Configuration atypique, ses parents divorcés habitaient à 100 mètres de distance… donc dans le même lotissement. Je me retrouvais chez son père à faire du toboggan ou des soirées dans sa chambre avec une disco ball.

Tout était facile.

C’est l’âge d’or de mes 8 à 12 ans. Ensuite, mes liens d’amitié avec Jules et Nathan vont brutalement s’arrêter. Terminé. Ce dénouement m’a toujours subjugué. Ce fut une décision complètement tacite, où chacun se complaisait à ne plus se voir. J’ai regretté cette rupture, en guettant du coin de l'œil leur mouvement de chez moi. En espérant de nombreuses fois pouvoir renouer les liens. Mais c’était définitivement fini. J’ai exprimé une certaine tristesse les années suivantes, où je me suis notamment senti très seul pendant les vacances scolaires. C’était ma première rupture amicale.

Assez mystérieusement et de manière coordonnée et simultanée, toute cette bande d’amis s’est disloquée. Les amitiés se sont détissées. L’arrivée au collège marque l’arrivée dans l’adolescence, où nous délaissons nos intérêts infantiles pour intégrer et appartenir à de nouveaux groupes. Je vis difficilement ce que je considère comme des abandons. Comme si on ne se méritait plus. L’autre devient un fantôme. L’enfant que nous sommes est si cruel. Et tous ces moments partagés ensemble, tous ces souvenirs ! Vous ne vivez donc pas cette nostalgie ?

Je garderai 3 amis avec lesquels je vis des expériences antinomiques… Enfin, pas si sûr à y regarder de plus près. Avec François, un autre voisin, je découvre un enfant profondément étrange et inadapté socialement, baignant dans une atmosphère familiale meurtrie avec une mère au versant psychopathologique certain. Nous restons enfermés des heures durant à jouer aux jeux vidéos. Nous rions. Mais, plus je grandis et plus son étrangeté me dérange. Se muant progressivement en hermite. Le teint pâle maladif, dans un handicap relationnel à faire froid dans le dos, je commence à toucher le fond quant à la qualité de mon entourage amical. La relation s’arrêtera vers mes 14 ans.

D’un autre côté, Astrid et Malo, frère et sœur. Ils habitent à quelques centaines de mètres de notre maison, en plus d’avoir leur grand-père comme voisin. Avec eux, je suis toujours en mouvement à l’extérieur. Nous lançons un nouveau moyen de transport : la ballade en diable (l’outil de transport de charges) où chacun notre tour nous expérimentons le déplacement penché à 45 degrés, prêt à ressentir les sensations du basculement d’une machine à laver.

Astrid et Malo vivent dans une relative précarité. Leur mère s’exprime dans des excès autoritaires durs et froids, offrant des réponses dénigrantes, culpabilisantes dénuées de tendresse. Elle multiplie les relations amoureuses. Je rencontre un de ces compagnons avec qui elle aura un troisième enfant. Dans mes souvenirs, je ne ressens aucune bienveillance de ce monsieur. De mes interactions avec lui, je retiens un commentaire particulièrement blessant. Il a eu la délicatesse de me dire que j’étais “blanc comme un cul”. Autant dire que je suis loin de le porter dans mon cœur.

Pourtant, je ne suis pas au bout de mes peines. Je vis deux événements choquants auprès de ce couple. Un après-midi, je suis en train de jouer chez eux dans la chambre de Astrid quant tout à coup, j’entends des cris au rez-de chaussé. La violence verbale de l’instant me paralyse de peur. Sur le moment, je ne mesure pas la réaction encore plus étrange des enfants. Ils sont sereins, tentent de me rassurer. Bref, ils sont loin d’être inquiets. Pourtant je suis terrorisé. Je les convaincs de partir et je fuis rapidement leur maison. Qu’est ce qui vient de se passer ?

Je me réfugiais chez moi. La mère de Astrid et Malo ainsi que son compagnon, qui s’excuseront auprès de moi quelque temps après. J’en garde une gêne terrible. Nous sommes sur ce parking où nous vivons le surréalisme, entre des adultes qui ont “fait une bêtise” face à l’enfant qui lui, est maître de ses émotions.

Deuxième événement. Je suis en voiture avec mon père et nous arrivons devant leur maison. Nous voyons avec stupéfaction le couple se battre physiquement sur la route, en se poussant. A ce moment précis. Le temps s’arrête. Que va-t'il se passer ? Que doit-on faire ? En apparence éloignés de leur vie, nous devenons complice de cet acte car spectateur de la violence. Nous savons désormais. Occulter serait nier le danger. On leur en veut de nous faire entrer dans leur mécanisme sordide. Pourquoi le faire partager aux yeux de tous ? Est-ce le paroxysme de la l’appel à l’aide ? de la détresse ? Les images restent gravées. Finalement, on passe devant eux sans qu’ils nous aperçoivent et on continue de conduire comme si de rien était. Comment cela s’est-il terminé ?

Si moi, simple passant, je suis tant affecté par ces quelques secondes d’agressivité, alors le sort d’ innocents enfants dans l’entourage s’apparente à des victimes bien plus traumatisées qu’on ne le pense.

François. Astrid et Malo. Tous les autres. J’ai voyagé d’une maison à l’autre. D’une histoire à l’autre. On s’est aimés. On s’est quittés. Les années passèrent en me transformant d’enfant à adulte. Ce déménagement a été ce deuxième moment de bascule dans ma vie. La contingence : ce qui est mais qui aurait ne pû ne pas être. Alors, il nous appartient de nous demander : pourquoi ce chemin et pas un autre ? Tout ce qui m’arrive est-il le fruit d’un simple hasard, d’une succession de choix, innocents et bruts ?

Qu’aurait-il pu se passer ? Rester dans notre maison de campagne ? Vivre vers un autre horizon ?

Et maintenant, qu’est ce que j’en fais de tout ça ? Reprenons : je fais l’expérience de la solitude rurale, je vis un traumatisme abandonnique, je fais l’expérience de l’abondance des relations sociales, puis je vis de nouveau la perte avec la “désagrégation progressive de mes amis d’enfance”. C’est le yo-yo. Le cercle de la vie. Des saisons. Ce sont les arrivées et les départs.

A 26 ans, j’aime appréhender ces rencontres de passage. Elles sont si nombreuses. C’est faramineux.

Je continue ma progression en me disant que tout est mouvement, tout est chancelant. L’expérience de la perte est douloureuse. Nous avons signé un contrat avec la vie : il stipule de prendre garde à l’illusion de la pérennité, de profiter de notre nature éphémère et que seul l’amour persiste.

*Les prénoms ont été anonymés

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