Sébastien*
Dans quelque jours, cela fera 1 an.
Je me souviens. Ce jour où vous préférez mourir. Mourir pour oublier ce qui vient de se jouer sous vos yeux. Pour simplement ne plus avoir en tête la violence, les pleurs, la morosité du moment. Un événement inimaginable quant à son irruption fracassante dans la réalité d’une matinée calme et paisible.
Pour ne pas l’oublier. Pour manifester l’importance d’être reconnue. Pour avoir subi l’injustice face à la haine. Pour ne pas la laisser gagner par K.O tant ils nous submergent. J’écris.
“Dégage PD”. Voilà comment on vous souhaite la bienvenue un matin au travail. Le modus operandi est autant misérable qu’effrayant. Mon collègue reçoit une lettre anonyme dans ses courriers avec ce beau message. Un verbe et un acronyme, écrit au crayon vert en lettre bâton.
J’écris bien-sûr pour lui. Quand l’existence te fait comprendre que tu n’es pas le bienvenue juste en raison de ton état d’être, nous méritons d’être lu, entendu, reconnu, pour faire briller ce qui a voulu être éteint.
Bien-sûr et malheureusement, les insultes, et tout acte de violence lgbtphobe, persistent partout ailleurs. Le combat sera perpétuel pour prôner l’acceptation des différences, lutter contre les discriminations ainsi que tout devoir de mémoire, de prévention et d’information. Quand ces actes vous touchent de plus près, vous mesurez tout à fait différemment sa portée car cela vous secoue dans une peine immense quant à la haine ambiante, dissimulée dans la perversion humaine.
Tout se passe en 3 minutes. Mon collègue lit, froisse la feuille, crie “vous me faites tous chier”, met la feuille à la poubelle, descend l’escalier, monte dans sa voiture, et s’en va.
C’est le branle-bas de combat face au séisme magnitude 7.8 qui vient de se produire. Mon collègue est parti pour une destination inconnue dans un état de colère, en subissant insultes et humiliations.
C’est trop là. Trop pour moi, trop pour tout le monde.
J’apprends qu’un corbeau a déjà sévi deux fois auparavant. Une première fois, trois ans avant, avec cette fois un message orienté vers la direction et transmis dans la bannette du chef de service et d’une autre collègue. Un autre message, l’année dernière, ciblant des messages homophobes mais indirectement mon collègue. Je découvre ça et pour être honnête, tout était confus dans ma tête. Je questionne le contenu des deux précédents messages. Ce qui me marque, c’est la différence du vécu et des raisons amenés entre ces deux derniers événements et aujourd’hui. En effet, sur ces deux premières lettres anonymes, les professionnels se créent une histoire derrière un ancien collègue de travail, à la personnalité douteuse et aux pratiques professionnelles questionnantes. Une histoire de vengeance personnelle contre l’association entend-on.
Or, fait troublant : nous apprenons deux jours avant l’incident que cet homme est mort. Je me souviens entendre des collègues en parler sans prêter plus d’attention à l’histoire de cet individu qui m’était inconnu. Mes collègues plaisantent justement ce jour-là en disant qu’il ne reviendra donc plus semer le trouble par ces agissements haineux à l’égard de l’institution.
Deux jours après, le scénario est complètement bouleversé. Cette nouvelle lettre anonyme laisse un message subliminal “vous vous trompez de coupable”. Nous sommes dans un film.
Ce mercredi, jour du drame, restera gravé dans ma mémoire. Un jour d’une longueur éternelle où l’ambiance était bien plus maussade qu’à un enterrement. Le choc avec le temps du silence autour de la pièce commune de restauration à ce regarder dans le blanc des yeux, baissant la tête. La météo du jour rime avec possible suspicion dans l’équipe. Surréaliste et impensable, l’auteur du crime serait parmi nous ? Si c’est le cas, le traître, où véritable acteur psychopathe dirais-je, partagerait cet instant de peine à nos côtés. Eh oui, l’histoire nous rend d’autant plus paranoïaque de par les possibles.
Nous travaillons dans un bâtiment comportant un étage. Les éducateurs ont leur bureau à l’étage. Seuls eux y ont accès. Nous faisons tout de même entrer un public extérieur : les familles accompagnées dans le cadre du travail d’AEMO (Aide Educative en Milieu Ouvert) au rez-de -chaussée. Ces derniers sont orientés dans une salle d’attente à l’entrée du rez-de chaussée si l’éducateur, la coordinatrice ou le chef de service ne peuvent pas les recevoir dans l’immédiat. Il est techniquement possible pour ces personnes extérieures de monter à l’étage. Il faut cependant :
- de une : connaître la configuration de nos bureaux.
- de deux : être sûr que personne ne soit en haut pour ne pas être vu.
Cela impose une préméditation et un réel sens de la tactique.
Cette hypothèse, quoique peu probable, ne sera jamais mise sur la table, en tout cas, en ma présence suite aux événements relatés par la direction. En effet, nous serons pointés directement du doigt, nous, l’équipe composée de 20 professionnels. Or, rien n'est dit pour d’autres personnes telles que le personnel d’entretien ménager ou bien l’équipe de maintenance informatique qui ont aussi accès au bâtiment. De plus, notre service se divise en deux succursales situées à 45 minutes de routes entre elles, où réside une autre équipe d’éducateur ainsi qu’un secrétariat et le pôle de direction. Je n’ai jamais réussi à savoir si ces derniers avaient accès à notre bâtiment, ce qui change aussi la donne.
La serrure a été changée suite aux premières lettres : ainsi, d'anciens potentiels détenteurs de cette clé ne pouvaient pas entrer. Précisons qu’il n’y a qu’une seule entrée dans le bâtiment.
Ce mercredi a été une journée éprouvante psychologiquement. Nous sommes bien évidemment inquiet en premier lieu pour notre collègue car nous restons sans nouvelles pendant bien deux heures avant d’apprendre qu’il s’est arrêté non loin de chez lui. Mon chef de service est présent à ses côtés. Il n’est plus tout seul désormais.
Le lendemain est tout aussi horrible que la veille. Le choc, les tensions, l’accumulation par la répétition de ces lettres, où surgissent alors les pleurs de mes collègues.
Vient cette réunion exceptionnelle. Le directeur est furieux. Je me sens complètement infantilisé. Comme un enfant en maternelle qui se ferait gronder. Nous sommes tous visés comme potentiel coupable.
Que dit-on à ce moment-là ? Rien bien évidemment. Vous ruminez la peur, la douleur, l’incompréhension. A côté de ça, vous devenez fou car on vous fait comprendre que votre voisin est le potentiel agresseur. Il a peut-être raison après tout. Mais alors, qui ? On se refait le film, de tel détail, telle parole, qui auraient été dit. Horrible. Le cerveau humain est en proie à toutes les assimilations. Il se crée des scénarios ubuesques qu’il tend à valider et accepter.
Pourquoi les choses se répètent ? Pourquoi n’y-a-t’il pas eu d’enquêtes judiciaires les deux premières fois ? Comment le service a-t-il pu se construire une réalité acceptable pour de tels faits ? Quel cerveau malade pourrait exercer depuis plusieurs années dans le social et tenir une haine manifeste, à l’encontre de l’essence même d’une existence qui milite et aide un public vulnérable ?
Les questions se succèdent sans bien-sûr avoir les réponses à la clé.
La fin de semaine qui s'ensuit expose mon incapacité à me concentrer dans le travail. Je deviens en insécurité dans le seul lieu qui l’intimait. En effet, notre travail nous invite précisément à nous rendre au domicile des familles accompagnées. Nous perdons alors tout repère et nous nous retrouvons en terrain conquis. Nous n’avons alors plus toutes les cartes en mains une fois que nous pénétrons dans l’intime qu’est le domicile.
Ainsi, nos bureaux offrent un espace ressource et protecteur indispensable dans le quotidien.
Nous sommes nous mêmes violés, pénétrés dans notre intimité. Le système judiciaire se transfère soudainement envers nous. Nous vivons la soudaineté et la violence de ce processus qui fait irruption pour les familles, dans l'intérêt de protection de l’enfant, et, pour nous, à l’aube du besoin de faire la lumière sur cet acte violent.
Sur cette fin de semaine, je n’avais plus qu’une envie : oublier le travail et ne plus jamais revenir. J’ai été sauvé par mon contrat de travail à durée déterminée même s’il me restait encore 3 mois à tenir. J’avais une perspective de départ.
Ironiquement, l’équipe de professionnels est formidable. J’ai été bien accueilli et entouré tout le long de cette expérience professionnelle, même après l'événement. Le sentiment est particulier. Je les encense quand on laisse entrevoir la potentialité de l’agresseur en son sein.
Le mécanisme naturel qui s'opère quant à cette situation est de trouver une explication rationnelle. N’ayant jamais eu le fin mot, ou tout du moins, des éléments apportés par l’enquête judiciaire, je me suis construit l’idée que ce n’était pas quelqu’un de l’équipe.
Le lundi suivant. Surprise. Mon collègue visé par l’acte est là. Il a les larmes aux yeux. Il est dans son bureau. Il est incapable de concentrer son attention dans le travail.
Je suis dans le service depuis 1 mois. Il était assez peu présent au bureau et plus en déplacement. On se parlait en coup de vent. J’ai le souvenir d’un seul déjeuner où il était présent. L’ambiance est au beau fixe. Mon collègue amène beaucoup de joie à cet instant. Une réelle complicité est palpable sur ce temps de repas où on s’échappe, le temps d’un déjeuner, de notre casquette d’éducateur.
Ce lundi, je me retrouve à la pause café avec lui et une autre collègue. Puis seul avec lui le midi. Je ne suis pas mal à l’aise mais c’est particulier. On ne peut pas faire comme si de rien était. C’est si délicat. Je n’ai plus le souvenir de nos discussions. Son visage est abattu, hagard. Il est là physiquement mais ailleurs mentalement. Embué, préoccupé, mais pas abattu. Son passage a été éclair, peut-être pour rejouer sa sortie et partir cette fois sereinement. Mon collègue se mettra en arrêt maladie par la suite.
Bien sûr qu’on pense à lui. On pense à ce qu’il pense. On imagine la douleur et la peur vécue dans la menace latente et omniprésente contre son existence en raison de son identité sexuelle. Cette bombe qui peut éclater n’importe où, n’importe quand. Comment revenir au travail dans ce contexte flou et oppressant ?
Au fur et à mesure des jours, des semaines, le quotidien revient et estompe par la même occasion la douleur de l’assourdissement du coup de massue. Notre métier nous amène à absorber l’extraordinaire telle une mousse à mémoire de forme sur laquelle nous aurions roulé en voiture. Nous revenons à notre état initial. Avertis aux dangers et situations d’urgence, inextricables, pour lesquelles nous sommes impuissants, nous venons rejouer le phénomène d’absorption dans l’immédiateté pour continuer à aller de l’avant.
L’événement n’a rien changé à l’entente du groupe. Tout revient comme avant. Je suis tout de même secoué. Je ne pensais pas vivre ça un jour. Cela confirme que nous évoluons dans l’extrême fragilité d’un monde qui peut s’écrouler en un rien de temps.
L’enquête interrogera uniquement les professionnels demeurant depuis les premières lettres. Je n’ai jamais connu les suites de l’enquête.
*Les prénoms ont été anonymés
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