Temps de crise
Accepter de vivre ses émotions. C’est bien là la différence majeure entre l’homme d’aujourd’hui et le garçon de mon adolescence. Considérer mon vécu, aussi bien sur mon histoire que lors de micro-événements du quotidien.
Facile à dire. Si facile que cela m’était impossible. Oui. Seul, on se sent démuni. Seul, car sans personne pour être tout simplement entendu et compris.
Je n’en demande pas plus. Si banal et pourtant souvent bafoué. Bafoué par l’absence d'écoute. Car le discours que l’on vous rétorque est empreint d’une minimisation, d’une relativisation voire d’une annihilation de votre témoignage.
Combien de fois ai-je été déçu, limite triste, que mes sentiments et ressentis soient balayés par des remises en questions de mon interlocuteur, où, précisément, rien ne ment dans mon récit. Si je le vis comme ça, alors tu dois l’accueillir comme tel. Je ne demande rien. Même pas de prétendues solutions.
Avant toute thérapie, vous accéder à la réalisation de ce que vous traversez en vous ouvrant à l’autre. Cet autre est une ressource vers l’accès à soi. Aujourd’hui, je le conscientise.
Mais voilà, le bât blesse.
J’ai 14 ans. C’est mon premier jour de classe de troisième. Je suis assis au fond de la classe. Mais tout à coup c’est la panique.
J’ai l’impression de vivre une déconnexion. Mon corps projette le sentiment d’être hors de moi-même. Je me pince fortement dans l’espoir d’éprouver les sensations d’être bien vivant dans mon corps physique. Mais je ne ressens aucune douleur. Je suis comme anesthésié.
C’est le choc. Que m’arrive-t-il ? Je vis ma première crise d’angoisse.
Une “crise” : la manifestation brutale et violente d’une émotion. L’angoisse : mais quelle angoisse ?
Intérieurement, c’est la crise de l’inconfort qui me submerge. Elle passe. Je la tue. Je n’y prête attention que sur l’instant. La faire taire. Absolument. Alors, je mure ce symptôme dans le silence pendant un temps. Et puis, j’en parle un jour de manière totalement aléatoire. Je suis avec mon père en voiture. Mais rien ne se passe. L’information reste lettre morte.
Qui pourrait me comprendre finalement ? Comment l’entourage pourrait-il élaborer sur l’expression de ma douleur ? L’enjeu public autour de la santé mentale n’a pas l’ampleur qu’elle connaît aujourd’hui. On en était loin comparativement à aujourd’hui. Dans mon milieu familial, c’est encore plus absent.
Mes relations sociales se résument à cette famille éduquée et biberonnée au “prendre sur soi”, “subir”, “aller de l’avant”, “ne pas se plaindre”. Aucun vent d’une quelconque angoisse ne flotte dans l’air ambiant depuis des décennies. Je n’avais donc aucune personne qui m’offrait cet espace de bienveillance pour soutenir ce mal-être.
Pendant plusieurs années, je vivrai dans l’incompréhension du symptôme face à des crises plus ou moins régulières en classe.
Elles se montraient paradoxales. A chaque fois où je projetais son arrivée, avec cette boule au ventre qu’elle apparaisse avant d’entrer en classe, l’heure de cours se passait sans encombre. Les fois où je me sentais bien, elle arrivait sans crier gare.
J’apprends à réagir de ces situations sur le même mode de fonctionnement que ma famille : en subissant, puis en les mettant sous le tapis. La crise arrive. Je suis en classe. Je lutte. La crise se termine. J’ai honte de vivre une situation où il n’y a vraisemblablement aucun malaise à avoir. Tout va bien et pourtant mon corps pense tout le contraire. Je ne dirai rien à mes amis. Je n’ai aucune arme pour me défendre. Bien penaud celui qui souffre et qui ne peut même pas dire pourquoi. Je sauve l’honneur. C’est ma fierté qui parle.
Ces crises se manifestent la quasi totalité du temps en classe même si j’ai ressenti ces épisodes dans de plus rares cas au sein de supermarchés ou chez le coiffeur.
La surcharge numéraire des personnes au mètre carré. Un espace clos. Une prison imaginaire s'érige. Je suis enfermé. Je n’ai pas le moyen de sortir. J’en suis incapable. Ma vulnérabilité est à son paroxysme. Je ne m’autorise pas, ne serait-ce qu’à demander de sortir. Je n’ose pas. Ce serait donner victoire à l’angoisse. C’est ce dont je pense à ce moment-là. Si je la laisse sortir, alors je me soumets à elle. Elle prendra possession de moi et me suivra même à l’extérieur. Je n’aurai plus moyen de m’en débarrasser.
Cette pression externe entre quatre murs m'étouffe. Elle n’est ni plus ni moins le reflet de ma propre pression interne. L’espace clos symbolise alors la prison identitaire dans laquelle je comprends ma différence et dont je ne peux m’échapper.
L’adolescence et son cocktail de feu. Les bouleversements sont trop lourds à porter. Je suis tellement frêle. C'est un match inéquitable. Le K.O. m’est offert par les crises d’angoisse. Je ne peux supporter qui je suis. La compréhension et la réalisation de mon identité sexuelle est un coup de poing en pleine face. Se mêle mes enjeux d’avenir scolaires, la pression des cours : se concentrer, écrire, les notes, la fatigue… puis ce que je cache aux yeux des autres. Ma vie, ce que je suis. Je pense que ça ne demandait qu’à exploser et cela se manifestait dans les crises d’angoisse.
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