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Ce n’est que le soir venu que je compris ce qui venait d’arriver.

— C’est bête, confiai-je à Albertine en préparant le dîner, Mylène offrait ses deux places pour un spectacle auquel elle ne pouvait plus aller. Comme j’avais oublié mon téléphone à la maison, j’ai pas pu t’en informer à temps pour que tu m’y rejoignes. Tu l’as pas vu, d’ailleurs, j’ai dû le laisser dans le vide-poche ce matin.

— Vu quoi ?

— Bah mon téléphone.

La position des sourcils et les rides d’expression creusées ; la densité du silence et le rire qui le fait voler en éclats. Cette effrontée me rejoue la scène du grille-pain, grinçai-je aussitôt.

Albertine noya mon malaise naissant sous une vague d’enthousiasme : elle évoqua les cours de grec que nous avions suivis ensemble à la fac, puis s’étonna que j’aie pu en retenir des notions suffisantes pour composer un mot comme tele-phone au sujet d’un appareil chimérique permettant de diffuser la voix au loin.

— Je suis flattée que tu veuilles m’entendre quand je suis pas là, chou, mais malheureusement c’est impossible. On ira au spectacle une prochaine fois !

Ignorant mon regard inquiet, elle me fit part de son émerveillement face au génie d’une telle idée.

— Un tele-phone, haha, ce serait le rêve ! C’est fou que personne n’y ait pensé, même si je suis sûre qu’au lieu de l’utiliser pour se dire des mots doux ou des messages importants, à la longue, tout le monde se contenterait de transmettre des prout ou des caca.

Convaincu qu’elle me jouait une mauvaise blague, je serrai les lèvres pour m’abstenir de réagir – seul un cri ou une insulte aurait daigné sortir. Je lui cédai la responsabilité de la cuisson du risotto pour m’éloigner et chercher mon téléphone dans tous les recoins de l’appartement. À travers les murs et mon désemparement, j’entendis Albertine me féliciter et évoquer les souvenirs de nos débuts.

— Ça me fait plaisir que tu te remettes à inventer des mots, chou ! Je me rappelle, quand on s’est rencontrés, c’est des histoires entières que tu rêvais de créer : tu voulais devenir romancier.

Enfant, l’absence de Maman m’a souvent pesé. J’imaginais qu’elle aurait assoupli la droiture de Papa, équilibré notre relation père-fils qui ne pouvait qu’être instable faute d’un troisième pied. Malheureusement, je ne l’ai jamais connue, et Papa m’en parlait peu. Tout juste ai-je pu apprendre qu’elle avait disparu la veille de mon deuxième anniversaire. J’étais alors trop petit pour dessiner des portraits d’elle à épingler dans ma mémoire. À défaut de l’avoir à mes côtés, je voulais en inventer une rien que pour moi. Papa s’y opposait fermement : on ne triche pas avec les faits, on n’enrobe pas des vérités incomplètes dans une gangue de fiction. L’interdiction n’a fait que renforcer mon imagination : je me sentais poussé par le vent de liberté qui souffle sur les domaines de l’invention. Je rêvais de saveurs impossibles, de couleurs jamais observées, d’horizons irréguliers ou verticaux, de quotidiens chaque jour remis à neuf ; j’étais en quête constante du moindre flou ayant échappé au besoin qu’avait Papa de tout préciser.

Avant de déménager en ville, nous vivions dans une grande maison en lisière d’une forêt. Malgré mon jeune âge – j’avais neuf ans quand nous en sommes partis – Papa me laissait occuper mes temps libres à vadrouiller entre les arbres. De mes expéditions, je revenais les poches chargées de trésors – cailloux, feuilles mortes, bâtons, glands, pommes de pin… – et l’esprit débordant de mots et de mondes nouveaux. Je me revois, tout essoufflé, raconter à Papa toutes les fantaisies tirées des pétillements de mon imagination : ma rencontre avec un chienglier au-delà du murarbre ; ma découverte d’une traînée de vaisseau spécial dans le sous-ciel ; ma discussion avec un picouicoui sur l’usage et le stockage des picograines en remplacement de l’ancien-nouveau-franc, dont les pièces pesaient trop lourd et les billets s'usaient trop vite pour permettre les échanges entre animaux. En guise de réponse, je n’avais droit qu’à des haussements de sourcils ou des roulements d’yeux. Cela me désolait.

L’annonce du déménagement me fit l’effet d’une punition. Je crus que Papa voulait me priver de ces excursions dans les bois, par crainte que celles-ci n’attisent mes rêves et mon imagination au point de me consumer, qu’elles me coupent d’une réalité que je trouvais insipide en comparaison. Pourtant, les derniers mois qui précédèrent notre départ à la ville, Papa ne semblait même plus prêter attention aux trésors sans cesse plus fantastiques que je rapportais. Il ne m’adressait plus que de rares regards dans lesquels mon reflet s’était évaporé. Ce n’est que bien plus tard que je compris à quel point l’absence de Maman lui pesait : cette maison et ses abords représentaient un symbole de leur amour autant qu’ils en portaient le nid. Aussi, là où mes yeux d’enfant voyaient en toute chose les germes de nouvelles vies et d’infinis possibles, ceux de Papa y trouvaient autant de rappels de son deuil impossible.

Il avait sûrement espéré qu’un changement d’air nous aiderait à repartir de l’avant. Mais le mal était déjà enraciné, entre nous autant qu’en lui. Je lui en veux de ne m’avoir jamais rien confié de sa maladie. Peut-être craignait-il que la nommer entérine son existence, que la mentionner la rende inéluctable. C’était pourtant l’opposé des considérations épistémologiques de Papa – mais il paraît que l’imminence de la mort peut chambouler les convictions.

Quand je lui contais mes histoires de chiengliers et de picouicouis, j’étais persuadé que l’invention des mots suffisait à donner vie aux concepts associés. Papa, lorsqu’il daignait me répondre à ce sujet, soutenait le postulat inverse : il appartenait aux choses de dicter leur nom ; aucun mot ne devrait être prononcé sans un objet clair et universel auquel l’accrocher. Bien avant sa maladie, cette règle était si solidement chevillée à son esprit qu’il refusait de nommer nos animaux. C’est donc Chat qui nous a tenu compagnie pendant les premières années suivant la disparition de Maman – j’ai vite pris l’habitude de l’affubler chaque jour d’un nouveau sobriquet en compensation d’un nom si mal inspiré. Chat-2 l’a remplacé à notre arrivée en ville, Chat s’étant montré réticent à nous suivre dans ce déménagement. Heureusement que Maman était là pour ma naissance : Papa aurait été capable d’attendre que je prononce moi-même mon prénom avant de l’inscrire sur les registres d’état civil. Armand. Ces deux syllabes sont tout ce qui me reste de Maman.

Le jour où Albertine et moi avions adopté et baptisé Pa, j’avais eu droit à de féroces moqueries de la part de Freddy face à ce nom qui n’en était pas. C’était peu après le début de mon premier emploi. Alors tu deviens vraiment comme ton père, s’était-il indigné, me rappelant à cette occasion toutes nos précédentes discussions au sujet de mon désir de m’affranchir du modèle paternel.

— Je comprends que sa mort laisse un vide, avait analysé Freddy. Comme un moule à cake après qu’on se soit repu du contenu. Mais rien ne t’oblige à prendre sa place dans ce moule, tu sais.

Tous les choix effectués dans ma vie de jeune adulte m’avaient pourtant semblé ne dépendre que de moi ; je pensais avoir pris le contrepied de Papa, transformé ses rigidités en souplesse, en humour, en adaptabilité. Je m’étais même un temps convaincu que ma lévitation avait découlé d’une prise de hauteur par rapport au modèle paternel. Mais peut-être étais-je prisonnier malgré moi de l’ombre de Papa tant, au fil de mon éducation, il avait été seul à y poser ses jalons.

— On dirait Œdipe ! Tu crois t’éloigner de ton père, mais le destin te ramène exactement sur son trône.

Cette référence m’avait blessé, davantage que les critiques à l’égard de Papa. Au fond de moi, je me sentais coupable de sa mort en n’ayant pas été un assez bon fils pendant ses dernières années. Pour me défendre, j’avais reproché à mon ami de trop extrapoler, de rattacher mon cas à sa lubie du moment pour les mythes antiques. À la lumière des récents événements, je me demande s’il n’avait pas raison : cette interminable série de disparitions me donne maintenant la sensation d’avoir les yeux crevés comme ce triste héros grec.

Ma plus grande affliction dans cette affaire de téléphones relevait de l’intime, d’un attachement très personnel : j’avais conservé tous mes précédents appareils, chacun portant en sa mémoire interne l’historique des messages échangés depuis ma rencontre avec Albertine. Je ne les avais jamais relus dans leur intégralité, mais savoir qu’ils dormaient là, au fond d’un tiroir, me rassurait. Cela me donnait l’impression de rester connecté avec notre passé, notre histoire ; m’en retrouver privé équivalait à sentir notre couple flotter, errer à la dérive le long du fil du temps.

Le contenu de ces messages n’avait pourtant rien d’exceptionnel. La grande majorité consistait en des tjs ok pour ce soir 20h ?, t’en es où ? ou autres carottes, crème, pâtes et PQ !!!, mais s’y glissaient également quelques je t’aime dans toute leur simplicité, ou des mots d’amour plus personnels qui reflétaient nos préoccupations du moment. Il m’était arrivé de charger mon plus vieux téléphone pour relire nos premiers échanges ; nous avions alors à peine vingt ans et utilisions tous deux cette forme d’écriture abrégée que nous avons maintenant en horreur. J’aimais le témoignage qu’offraient ces messages du passage du temps, de l’évolution du langage intime, de l’apparition de mots ou d’abréviations qui n’appartenaient qu’à nous, d’un vocabulaire que Papa aurait décrié s’il y avait eu accès. Je conservais ces messages dans mes archives comme Papa conservait ses manuels d’étymologie ou ses livres anciens imprimés en vieux français.

Ces considérations occultèrent presque intégralement l’impact que pouvait avoir la disparition du téléphone dans les usages ou l’histoire de la société. Comment se dispensait-on d’un tel moyen de communication en temps réel à distance, les gens s’en passaient-ils ou avait-on inventé un système équivalent, comment allais-je demander à Albertine de confirmer la liste de courses ou de me rassurer sur son arrivée après un long trajet ? Comment s’étaient développé le commerce mondial, la navigation maritime et aérienne et toutes les technologies induites ou associées, internet, les satellites, comment Albertine et moi nous étions attachés l’un à l’autre dans cette réalité diminuée, sans cet appareil pour nous rapprocher dans la distance ? Comment s’étaient déroulées les Guerres sans téléphone, et le renseignement, l’espionnage, tous ces détails que Papa ne se lassait jamais de me conter, et comment allais-je envoyer des messages discrets à Albertine lorsqu’il nous serait impossible d’échanger de vive voix ? Toutes mes inquiétudes et interrogations sur les effets généraux me ramenaient sans cesse à ma première douleur : j’avais perdu tous les messages d’Albertine, et je n’en aurais jamais plus.

Outre la perte de ces précieux échanges, le fait que le téléphone soit parmi les premiers objets à disparaître me projeta dans une soudaine déprime – j’avais une faim compulsive de chocolat, une soif permanente d’alcool ou de café. Les jours précédents, je m’étais cru heureux. Cette seconde disparition, survenue si peu après l’évaporation des grille-pains – que je n’avais pas eu le temps de digérer ni d’élucider – me démontra que rien n’était acquis. Tout ce qui constituait le socle de mon bonheur était fragile, susceptible de me manquer un jour, dans un futur toujours plus proche qu’espéré, avec un impact d’ampleur potentiellement colossale. Aussi, pour la première fois, je regrettai d’être tableuriste : j’aurais préféré être inventeur et recréer ce qui venait de m’être ôté, avant d’imaginer des moyens de retenir ce qui menaçait de s’échapper. Et quitte à inventer le concept de téléphone, j’aurais fait en sorte de pouvoir appeler Papa dans l’au-delà. Je lui aurais dit : « Tu vois ? », tout fier de lui prouver qu’on pouvait donner vie à un objet à partir d’un mot nouveau. Il aurait répondu « Je vois quoi ? ». S’en serait suivi un silence gênant, comme tous ceux que nous avions échangés au fil des ans. Mais celui-ci, je l’aurais savouré avec bonheur et nostalgie, comme ces fragments du passé que l’on retrouve au fond d’un tiroir ou dans la poche d’un vieux manteau – un petit mot, un ticket, une photo. Ce silence aurait eu l’odeur de l’oreiller de Papa, le son de sa voix, le goût de son plaisir dominical.

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