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Après la mort de Papa, je me suis souvent demandé quel traumatisme il avait pu vivre pour s’attacher ainsi à la précision des mots, à l’immuabilité des règles. J’imaginai que quelque chose l’avait privé de confiance en lui et que sa personnalité s’était bâtie en compensation, autour de ce vide. La solidité qu’il ne pouvait trouver en lui-même, il la reconstruisait dans son environnement avec cette rigueur qu’il s’imposait.

— Tu sais Armand, les mots sont puissants. Et toute puissance possède un double tranchant. Les mots peuvent dire le vrai comme le faux, le sûr comme le flou. Si on ne les utilise pas de manière appropriée, ça peut vite tourner au chaos. L’imprécision du langage, c’est le sable mouvant de l’esprit, tu comprends ?

L’écrit inspirait plus de confiance à Papa. Je me souviens de réprimandes adressées par courrier, cachetées dans une enveloppe blanche glissée sous la porte de ma chambre. Le message se chargeait ainsi d’une forme de solennité, de gravité. Les phrases ne jaillissaient plus sous la pression de la colère, mais s’écoulaient sous le contrôle d’une froide réflexion. Chaque mot y était pesé, à sa juste place, sans que rien ne dépasse. Au contraire, l’oralité gênait Papa : elle véhiculait des émotions qu’il ne savait pas toujours démêler pour en tirer le sens caché. Une fois les mots crachés, impossible de les relire, de prendre le temps de les interpréter, surtout face à l’impatience affichée d’un interlocuteur. L’écrit le rassurait. À la lecture, il laissait le temps nécessaire à la bonne compréhension ; à l’écriture, il réfléchissait à la meilleure formulation, celle-ci pouvant varier selon le contexte et le destinataire.

Ado, je déchirai ces courriers, parfois sans même les avoir décachetés – je me doutais des reproches contenus. Cela me défoulait, sans que ma violence n’ait à se diriger directement sur Papa. Souvent, le problème était aussitôt réparé et digéré, comme si réduire l’accusation en miettes y répondait, comme si jeter le papier effaçait les torts. Peut-être était-ce l’effet recherché : ces reproches-là, les plus sévères, nous ne les avons jamais abordés de vive voix.

Peu avant que je quitte la maison pour voler de mes propres ailes, j’avais surpris Papa en train de déchirer un journal, dans le même geste de farouche révolte que j’exécutais avec ses lettres derrière la porte de ma chambre. Faute de pouvoir exprimer ses griefs envers les journalistes et leurs éditorialistes, il avait manifesté son mécontentement par cet acte. J’ignore s’il a racheté des journaux après cet épisode. Connaissant Papa, je suppose que non : il n’était pas du genre à revenir sur ses décisions. Question d’honneur, de fierté, mais surtout de fidélité à sa parole. En l’occurrence, sa parole s’était extériorisée au moment de jeter le papier au feu : en maugréant, Papa avait reproché à son quotidien préféré l’usage d’un conditionnel inapproprié et la couverture d’un fait à chaud, dans le corps d’un article étayé par d’aléatoires opinions récoltées dans la rue, sans la moindre vérification.

— Si c’est comme ça, mieux vaut s’abstenir de s’informer, avait-il craché, en manque de sa dose de vérité. Mieux vaut ne rien savoir que de bouffer de l’actu de caniveau, de digérer ces pseudo-infos dont on ignore la fiabilité.

La fiabilité, voilà ! Tel était le mot d’ordre de Papa, le pilier de son équilibre. Le monde devait être fiable, prévisible, logique, mathématique. Mais comment exiger cela d’un enfant ou d’un ado en cours de construction ? Comme tout le monde, je suis tombé avant de savoir marcher – Papa serrait les dents, soupirait, détournait le regard. Comme tout le monde, j’ai appris à parler en mâchant les syllabes, en déformant les sons que je ne maîtrisais pas – Papa se mordait les lèvres, enrageait, bouillait intérieurement. Comme tout le monde, j’ai grandi en expérimentant et en échouant, en usant d’approximations avant de toucher à la précision – Papa faisait mine de ne pas remarquer lorsque ses réprimandes et interdictions restaient sans effets. C’est dans la zone de flou autour des limites que j’ai connu mes jeux les plus épanouissants, que j’ai pu m’imprégner de l’étendue de mes libertés. Rentrer une minute, puis dix, puis deux après l’horaire imposé pour saisir à quel point Papa pouvait transiger ; remplacer un mot par un autre pour tester si Papa me comprenait ; mentir un peu, déformer, escamoter pour évaluer à quel point il me croirait.

— Tais-toi plutôt que de dire des conneries, tranchait-il chaque fois qu’il devinait mon jeu.

Aussi ne fus-je pas si surpris de le voir déchirer un journal, lui qui avait pourtant toujours vénéré ce bout de papier et détesté qu’on abime un objet.

Et près de vingt ans plus tard, en reconsidérant ces souvenirs à la lumière des événements présents, j’en viens à me demander si ces disparitions ne sont pas liées à tout ce que Papa honnissait.

En fin d’après-midi, résigné à suivre mon plan, je me rendis aux archives sans le moindre entrain. La dernière fois que j’y étais allé, c’était avec Albertine, pour fêter notre diplôme. Albertine avait tenu à revenir dans ce lieu où nous nous étions rencontrés, au début des études supérieures. Elle étudiait l’idéalisme subjectif, et moi l’évolution de l’utilisation du conditionnel dans la presse occidentale – ça ne me passionnait pas, mais il fallait bien choisir une filière et un thème. Le bâtiment des archives était vite devenu notre point de rendez-vous habituel. Après avoir aperçu pour la première fois ce sourire espiègle caché sous une folle chevelure, j’avais essayé de deviner les horaires de la belle pour la croiser dans les couloirs, m’asseoir à sa table, échanger un bonjour – en chuchotant, bien entendu ! – ou un simple sourire. Nous avions partagé notre premier café et notre première discussion dans la salle de pause, à côté des toilettes, de ses bruits et de ses effluves ; cela manquait de glamour, mais aucun de nous deux ne s’en était offusqué. Nous étions chacun si obnubilés par l’autre que l’environnement semblait ne plus exister.

— C’est marrant de démarrer une histoire dans le lieu où on archive toutes celles qui sont terminées, s’était-elle amusée peu de temps après. Comme si on s’inscrivait dans le prolongement de tout ça. Tu crois que nos noms y seront un jour consignés ? Tu crois qu’ils y seront associés ?

Près de quinze ans plus tard, nos noms étaient accolés sur l’étiquette d’une boîte aux lettres et sur le libellé d’un compte en banque. Mais en cheminant vers l’adresse des archives, la seule question qui occupait mon esprit fatigué ne concernait pas la postérité de notre couple mais ce que je trouverais dans le bâtiment maintenant que l’objet de son existence n’était plus – je craignais de le voir remplacé par un fast-food ou une barre d’immeuble bétonnée. J’arrivai en face après vingt minutes de marche. Musée de l’artisanat et des techniques, proclamait la devanture. Un sourire amer traversa mon visage : l’endroit aurait plu à Papa, passionné par l’histoire des vieilles pratiques. Au moins le lieu restait-il fidèle à son attachement au passé.

Je rentrai d’un pas las, rallongeant mon trajet pour m’accorder une flânerie ; je n’y trouvai pas le réconfort escompté. De même que, parfois, il me prenait une envie de glaces ou de sucreries, je ressentis un soudain besoin d’ouvrir un quotidien sur d’autres pages que les mots croisés. Moi qui me tenais d’ordinaire si peu au fait de l’actualité, l’absence de journaux me rendait maintenant vital l'acte de m’informer.

— Déjà rentré ? s’étonna Albertine avant même que je n’ôte mes chaussures. Je croyais que tu sortais jusque tard.

Après un soupir désespéré, je me redressai, persuadé de tenir là une faille où me glisser pour expliquer cette incompréhensible séquence d’événements. J’avais confié mes plans à Albertine la veille au soir, avant la disparition des journaux.

— Ah bon ? mentis-je. J’ai dû oublier. Tu te souviens où je devais aller ?

— Ouh là, souffla-t-elle, tu m’as dit ça juste avant le coucher, tu sais. J’étais claquée, je t’avoue que j’ai pas dû enregistrer, désolée. Si tu t’en es pas souvenu non plus, ça devait pas être si important.

Important. Papa tiquait toujours à l’emploi de cet adjectif qu’il jugeait peu signifiant. Quant à moi, face aux vides qui se creusaient dans ma vie, je ne pouvais que m’interroger sur ce qui m’importait vraiment.

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