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Petit, en plus de mes trouvailles – graines, cailloux, bâtons… – je rapportais souvent des bois un bon rhume. L’air était plus frais sous la canopée, et la sortie en milieu de journée me prenait en traître. Papa menaçait de me priver de ces sorties si je ne faisais pas plus attention à ma manière de me couvrir. Je suppose qu’il n’en aurait rien fait : mes escapades l’arrangeaient, il préférait travailler seul que d’avoir un gamin dans les pattes. Les jours où je restais à la maison, je ne cessais jamais de l’enquiquiner avec mes questions – Papa, quel bruit ça fait un canard qui attaque ? on dit cancaner comme quand il chante ? – ou avec mes jeux – où tous les personnages de mon imagination se mettaient à parler, crier et chanter en même temps dans le salon.

Mes longues escapades dans les bois contribuaient donc à nos bonheurs mutuels. Je pouvais y errer des heures entières sans voir le temps défiler, au point d’être souvent rentré en retard pour les repas – ce qui me valut bien des réprimandes et interdictions de sortie, que je contournais en m’enfuyant discrètement par la fenêtre de ma chambre. Les rares fois où j’arrivais à temps pour le dîner, Papa gardait son calme et m’interrogeait sur le contenu de ma journée.

— À quoi as-tu occupé ton après-midi ?

— Je suis allé dans les bois.

— Et qu’est-ce que tu vas faire dans les bois ?

— Bah je construis une cabane.

— Encore ? Mais qu’est-ce qu’elle a de si particulier cette cabane, que tu peux pas trouver dans les autres ou à la maison ?

— Bah… c’est ma nouvelle cabane !

La construction en soi devait en effet m’occuper des jours entiers : il y avait sans cesse de nouveaux détails à améliorer, à réparer, à agrandir, à modifier. Repositionner une branche, ouvrir une fenêtre, ajouter une échelle, débarrasser les feuilles mortes du sol, remettre des feuilles mortes pour composer un tapis, dégager un chemin d’accès pour rejoindre les lieux plus rapidement, recouvrir le chemin d’accès pour ne pas que la cabane soit trop vite repérée… Les travaux n’avaient jamais de fin, et les matériaux abondaient en quantité comme en variété – les bois regorgent de ressources pour qui sait les voir et les utiliser.

Il m’arrivait bien sûr de m’occuper à d’autres tâches que la construction. J’écoutais les oiseaux, observais les insectes, cherchais des pistes de bêtes sauvages ; ou bien je défendais ma forteresse contre une attaque d’Indiens, je pilotais mon vaisseau-cabane à travers des flots spatiaux déchaînés, j’invitais des ami-maux à prendre le goûter que je venais de cuisiner à base de miel-cailloux, de liqueur-terre, de viande-mousse et de courgettes-brindilles. J’y ai aussi fait quelques siestes, à l’occasion, des vraies ou des imaginées, seul ou accompagné de doudous ou de camarades bricolés. Dans mon esprit d’enfant, la frontière était floue entre ce qui relevait de l’activité et de l’oisiveté – je prenais du bon temps, voilà tout.

« Qu’est-ce que tu vas faire dans les bois ? » sonnait, à mes oreilles, comme une question que seule une personne qui n’était jamais allée dans les bois pouvait poser. C’était comme interroger un adulte sur la signification d’aller au boulot. L’adulte va au boulot, un point c’est tout ; le contenu de son activité relève de l’évidence pour lui et ses collègues directs, mais reste obscur pour quiconque ne fréquente pas son bureau ni n’exerce son métier. C’était particulièrement le cas durant mes années de tableuriste – au point de donner raison à Freddy et de me demander comment j’avais pu y engloutir tant d’années. Même Albertine ignorait tout le détail de mon travail. La principale différence entre les bois et le boulot, entre mon enfance et l’âge adulte, résidait dans l’utilisation du cerveau et de l’imagination. Dans le premier cas, la création était infinie, sans la moindre barrière, et uniquement dévolue au plaisir immédiat du jeu ; dans le second, la création était bornée, enchaînée à un but que je n’avais pas moi-même fixé, et elle était avant tout mue par la promesse d’une récompense en fin de mois – un salaire que j’espérais digne, et, pour nourrir mon orgueil, la reconnaissance de ma hiérarchie.

Entre les bois et le boulot, il était donc arrivé un moment où j’avais cessé de vivre pour moi, où j’étais devenu l’outil des autres. De grand compositeur et orchestrateur du jeu, de l’enfant qui décide qu’un bout de bois représente tantôt un sceptre, tantôt un concombre, un ennemi, un matériau de construction, j’avais fini par incarner ledit bout de bois, à la merci d’un autre qui, outrepassant mes envies, décidait seul quelle fonction je devais revêtir pour lui.

J’identifiai une nouvelle raison de me réjouir que les choses aient changé ainsi. Sans cette dégénérescence du monde, je serais resté au travail, aveuglé dans cette évidence – la nature de mon boulot – qui ne l’était que pour moi et n’avait jamais été remise en cause. J’étais de retour dans les bois. Enfant, libre d’orchestrer le contenu de ma vie comme bon me semblait.

Il m’avait donc fallu être dépouillé de toutes mes possessions, de tous mes repères pour parvenir – revenir ? – à ce stade. Peut-être est-ce le chemin inverse de celui qui mène à l’âge adulte, à la prétendue sagesse acquise avec l’expérience des années : on grandit en accumulant mille choses, normes et valeurs ; le bagage qui en découle devient si lourd qu’on ne peut ni n’ose plus bouger, retrouver la liberté dont on jouissait enfant.

Je mis donc les travaux en pause et passai des périodes de plus en plus longues en forêt. Des traces subsistaient de mes vieilles cabanes : des fondations perchées dans les branchages, une échelle de bois avalée par un tronc, un abri sous une souche renversée. L’essentiel des constructions avait cependant disparu, non pas évaporé d’un coup mais lentement englouti par le temps.

Sur plusieurs arbres, je retrouvai également les stigmates de mots gravés des années auparavant – l’écorce avait rendu ceux-ci indéchiffrables. Il semblait pourtant, d’après la longueur et la forme des boursouflures, que le mot restait le même. Poussé par la curiosité, tel Champollion devant la Pierre de Rosette, j’essayai de deviner un caractère par-ci, un autre par-là ; j’identifiai un A au début, un D à la fin, un M au milieu. En grattant sous l’écorce, je rencontrai les cernes de croissance de l’arbre et en déduisis que les graffitis dataient de plusieurs années – postérieurs à mon enfance ici mais antérieurs à la mort de Papa. J’en vins à soupçonner Papa d’avoir, durant les derniers mois de sa vie, écrit mon prénom sur tous les plus vieux hêtres de la forêt. L’idée me parut des plus saugrenues – je n’avais jamais vu Papa s’enfoncer dans ces bois, alors y écrire sur les arbres ou s’y construire une cabane ? – mais aucune autre explication ne sut me convaincre. Je saisis alors un caillou à la pointe acérée et gravai les quatre lettres de Papa sur les plus beaux chênes des alentours. L’hommage ne serait pas immortel, mais il sonnait dans mon esprit comme une réponse à l’appel muet que m’avait clamé Papa avant de s’en aller.

Pa semblait lui aussi avoir pris goût à la vie sauvage. Ses sorties s’allongèrent, en durée autant qu’en distance, bien que, faute de pouvoir le suivre, nous ne pouvions que le deviner. La première fois qu’il découcha, je m’inquiétai de ne pas le voir prendre sa place à mes pieds dans le lit, ni se frotter à mes mollets dès le réveil pour quémander sa pitance quotidienne – car si les horloges avaient disparu, Pa demeurait un métronome fidèle du passage du temps.

— Qu’est-ce qui t’arrive, chou ? T’as l’air préoccupé, s’était souciée Albertine dès le petit-déjeuner.

— Je viens de me souvenir que les animaux partent souvent se cacher pour mourir. Et je n’ai pas vu Pa depuis hier soir.

Je craignais en effet qu’il soit allé se perdre volontairement dans les bois pour nous épargner la douleur des adieux et partir en paix. Il réapparut peu après, l’œil luisant mais le ventre efflanqué – il venait quémander sa pâtée et dormir jusqu’au lendemain avant de ressortir en excursion. Il me fallut plusieurs jours pour m’accoutumer à son nouveau rythme – je peinais encore à trouver le mien.

Freddy se serait moqué de tous mes atermoiements. J’entendais parfois sa voix émerger d’un craquement de branche ou d’un souffle de vent lors de mes virées dans les bois.

— Regarde-toi Armand : à poil en pleine nature, en train de chercher ton prochain repas ou de somnoler. Comme les ancêtres de ton foutu chat ! Alors qu’au fond, tu as bien compris que tout ça ne servait à rien. Vivre, survivre… pourquoi s’acharner ? Toi aussi, tu es un animal, tu sais. Ton instinct t’a conduit là pour y finir tes jours, comme ton père avant toi.

Je rejoignais alors les restes de ma vieille cabane, transformée pour l’occasion en bistrot de quartier. Les bières étaient de retour sur des tables bien droites ; on se servait des cacahuètes à la cuillère et on les payait au poids, en argent comptant. Après avoir désactivé mon téléphone pour ne pas être importuné, je m’installais avec mon ami pour reprendre le fil de nos discussions imaginaires.

— Et toi, pourquoi tu restes là avec ta conviction de ne servir à rien ? provoquai-je.

— Je suis curieux, voilà tout. Curieux de contempler la vie qui suit son cours. Comme un lecteur qui poursuit un livre pour voir comment l’histoire évolue, la mienne autant que celle des autres. C’est la seule chose qui me pousse à faire le minimum chaque jour, à remettre une pièce dans le juke-box pour que la musique continue.

— Et si la fin ne tenait pas la promesse des débuts ? Tu serais pas déçu d’être resté pour rien ?

— Non. Parce que l’histoire n’est jamais finie, Armand. Parce que mieux, moins bien, pas à la hauteur, tout ça n’est qu’une question de point de vue : ça ne dépend pas de l’histoire mais du regard que j’y porte. Et quand bien même je serais déçu, ça me donnerait un sujet dont débattre avec toi. Allez, va, on se reprend un verre ?

Je baissai les yeux pour chercher deux cailloux au sol. À ma grande surprise, mes orteils se cachaient sous un tapis de feuilles mortes. Je touchais terre. J’ignore encore à quel moment j’avais cessé de flotter, repris pied avec ma réalité. Mais le lien s’était renoué avec mon ombre, et à travers une percée dans le feuillage, le rayon de soleil qui la projetait lui dessinait une silhouette d’enfant assis dans sa cabane. Sourire à l’âme, je ramassai deux pierres et les saupoudrai de terre sèche. Je déposai la première sur une souche face à moi et fis mine de porter la seconde à mes lèvres. À la table voisine, au pied du murarbre, je vis un chienglier et deux picouicouis tourner vers moi leurs visages curieux.

— T’as raison, Freddy ! Trinquons à cette vie dont nous ne sommes que des spectateurs !

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