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Je finis par adopter le rythme de cette nouvelle vie, en acceptant l’absence de tout point commun avec ma vie d’avant. Au-delà des simples disparitions survenues – bien que celles-ci aient pris des proportions inquiétantes depuis notre arrivée, ne se limitant plus aux seuls objets – le caractère aléatoire pris par le quotidien avait anéanti tous mes repères. Comme un livre que l’on aurait privé des mots les plus usuels, ma vie ne pouvait plus avoir le même sens, poursuivre le même but.

À force de savourer la sensation retrouvée du sol sous mes pieds, je retrouvai le centre de gravité dont je m’étais écarté au fil des années : au cœur de mon imagination et en marge de la réalité. Le contact de l’herbe, de la terre, des cailloux tapissa mes rêveries de contrées nouvelles où tout restait à explorer. La forêt se repeupla de créatures fantastiques, et de nombreuses cabanes s’érigèrent, comme autant de châteaux, grottes ou sanctuaires. Albertine s’intégra à cet univers comme si elle y avait toujours vécu. Tantôt princesse ou guerrière, tigresse ou sorcière, elle semblait toujours à sa place. Je peinais encore à assimiler le fait que, pour elle, rien de ce qui avait disparu n’avait jamais existé. Cette Albertine-là s’était forgée sur ces vides que son esprit avait toujours su combler, tandis que je devais tout réapprendre. À ses côtés, je me sentais tel un véhicule qui aurait été conçu pour ne rouler que sur de l’asphalte lisse, plat et rectiligne – car, à force de progrès, mon environnement avait gommé tous les risques et dangers – alors que le monde redevenait un chemin cahotant entre reliefs, courbes et aspérités. Albertine était tout-terrain, apte à se mouvoir avec la même fluidité en ville et à Nollot, dans la maison et dans notre imagination.

Ma résignation à affronter les disparitions à venir, bien que renforcée par le bonheur que je commençais à trouver, s’avéra néanmoins insuffisante pour me préparer au vide ressenti un beau matin.

Je me sentis tanguer comme dans ces rêves trop réalistes qui animent le demi-sommeil. Mes yeux s’ouvrirent sur la chambre habituelle – Albertine avait encore bavé sur sa taie d’oreiller. Mon corps se redressa avec sa souplesse du moment – tu n’auras pas toujours quinze ans, m’avait un jour prévenu Papa. Pourtant, quelque chose dénaturait ma perception de la réalité ; j’étais tel un poisson dans un océan de coton. J’ouvris la bouche puis me pinçai le nez, comme lorsque, avant l’atterrissage d’un avion, j’essayais de contrer les effets de la dépressurisation. Rien ne changea. Je quittai la chambre sans que mes pas ne paraissent perturbés – ils avaient la lourdeur de tous les matins difficiles. Je m’interrompis sur le seuil de la cuisine, vaguement étonné par l’absence de grincement d’une latte de plancher – je repoussais sans cesse le projet d’y remédier. Je repris ma marche vers la porte d’entrée et, manquant de trébucher sur un bocal de graines renversé, je crus alors deviner ce qui clochait : le jour était levé, mais aucun oiseau ne chantait.

Non, pas les oiseaux ! fut ma première pensée. Cela aurait pourtant été préférable à la réalité, mais je redoutais de perdre avec eux à la fois un objet de contemplation et une source de nourriture – mon aversion à les chasser et les cuisiner restait inchangée, mais perdrix, grives et geais constituaient une part appréciable de notre alimentation.

Un coup d’œil à la fenêtre m’apprit que le mal était d’un autre ordre. Non seulement un couple de rougequeues se tenait à l’abri du nichoir installé devant la maison, mais surtout, la pluie tombait avec force… et en silence. Deux hypothèses s’imposèrent alors : soit la nuit m’avait rendu sourd, soit… Je n’osai formuler la seconde option, la plus absurde et pourtant la plus évidente à la lumière des disparitions passées.

Je sortis. L’averse m’arracha un double frisson ; celui de l’eau ruisselant sur mon corps nu et celui de la perception perdue. Les gouttes éclataient sans un bruit sur les flaques, les tuiles du toit ou sur mon crâne ; mes pas s’enfonçaient dans la boue du sol et s’en décollaient sans émettre ce son de succion qui m’avait toujours répugné ; le vent agitait mes cheveux sans siffler et s’enfuyait dans les feuillages sans même les faire bruisser.

Je hurlai ; mon cri resta muet.

Trop de peurs et de pensées durent se bousculer dans ma tête – non, pas les sons ! Pas la musique, pas le rythme et l’harmonie, pas les mélodies des instruments des oiseaux de nos voix, de mes pas dans la neige ou dans les feuilles mortes, pas la voix et la trompette de Louis Armstrong quand il interprète What a wonderful world ni la guitare de Jimmy Page, j’aurais vraiment voulu qu’on passe Stairway to Heaven à mon enterrement mais à quoi bon s’il n’y a plus de son ? Et comment retrouverai-je le froissement des draps sous lesquels on s’étire, le crépitement du feu dans la cheminée, l’écho que renvoient nos éclats de rire, le craquement de certaines lattes de parquet, et tous ces bruits aussi insignifiants qu’uniques qui rendent un environnement familier ? Je dois en parler à Albertine à Freddy à je sais pas qui mais comment pourrais-je leur confier ça ? non seulement ils ne comprendraient pas ils ne pourraient pas me répondre ni même en discuter, mais peut-être qu’Albertine… Albertine ! Non ! Sa voix, comment l’entendrai-je encore ? ses je t’aime ses chou ses bouducon ses encouragements ses reproches, comment distinguerai-je ses silences de ses mots ? je dois être en train de rêver, réveille-toi, réveille-toi, Armand, ré-…

Une gifle d’Albertine me ramena à moi ; j’étais trempé, gisant nu dans la boue devant la maison. Je m’étais évanoui.

— …

C’était donc bien un rêve ! Mes lèvres bougèrent, ma langue s’anima, je sentis même mes cordes vocales vibrer. Aucune parole ne jaillit pourtant de ma bouche. Ce n’était pas un rêve ? essayai-je à nouveau en y mettant tout mon souffle, toutes mes forces, toute ma rage.

Les larmes durent couler plus fort que la pluie le long de mes joues pour qu’Albertine perçoive l’ampleur de mon désespoir. Elle avait minimisé mon trouble après chacune des disparitions passées, au point parfois de me convaincre que j’avais tout imaginé, que rien de tout ça n’avait jamais existé. Cette fois, elle dut se rendre à l’évidence et admettre que je ne simulais pas. Elle m’accompagna jusqu’à la chambre où elle m’installa sous les couvertures avant de m’apporter un bol de thé et un bout de pain tartiné de mûres fraîchement cueillies. Elle resta ainsi à mes côtés un long moment, avec pour seuls mots de réconfort des caresses dans mes cheveux et des regards amoureux. Malgré cela, mes larmes mirent longtemps à se tarir.

Chaque soir, quand j’étais enfant, Papa attendait que je m’endorme pour écouter un disque en cachette. Il arrivait que le sommeil tarde à venir ; je percevais alors, à travers les cloisons, le son étouffé d’un rythme de cymbales, parfois couvert par de discrets sanglots. Une nuit, piqué par la curiosité, j’avais pris le risque de me lever pour comprendre à quoi Papa s’affairait, vérifier qu’il s’agissait bien de musique et peut-être deviner l’artiste et pourquoi Papa s’y attachait. Dès qu’il sentit ma présence dans son dos, Papa coupa le son avec le même air coupable qu’un ado surpris devant un film pornographique. L’interrupteur du tourne-disque n’avait pas pu éteindre la larme qui coulait sur sa joue ; je vis la main de Papa hésiter, suspendue entre son œil et l’accoudoir du fauteuil, comme s’il craignait que ce geste ne trahisse son émotion – essuyer une larme revient à admettre son existence ; tant qu’on n’y touche pas, on peut continuer de prétendre à son absence.

— C’est rien, Armand, avait-il soufflé. C’est… Ce n’est pas ce que tu crois.

Devant mon silence et mon immobilité, il avait détourné le regard, avant de reprendre, une éternité plus tard, son visage figé sur le blanc d’un mur.

— C’est la musique sur laquelle j’ai fait danser ta mère la première fois où l’on s’est embrassés. Tant que je peux écouter cette musique, c’est comme si ta mère se lovait là, dans mes bras, tout contre moi. Il est tard, Armand. Tu es un peu jeune pour comprendre ces choses-là. Tu ferais mieux de retourner te coucher, il y a école demain, faut que tu sois reposé si le maître vous propose une dictée.

Papa avait en partie raison. Ce n’est qu’après des années que j’ai saisi toute la portée de ses mots – et je la redécouvre aujourd’hui avec une profondeur décuplée. À l’université, nous devions étudier l’œuvre de Proust, et j’avais reçu comme devoir de commenter Un amour de Swann, lorsque le dandy s’éprend d’une Odette pourtant quelconque. Tout au long du livre, on retrouve tel un refrain l’allusion à la petite phrase de Vinteuil, une mélodie de piano sur laquelle les sentiments de Swann sont venus se cristalliser jusqu’à la démesure, au point que la seule écoute de ces notes suffise à lui faire éprouver toute la douceur et toutes les affres de l’amour.

J’avais moi aussi des musiques qui m’évoquaient Albertine, des airs qui, comme les bibelots laissés derrière nous, matérialisaient des épisodes marquants de nos vies. Lorsque, seul dans notre appartement, je m’étais amusé à les réécouter, je m’étais chaque fois senti rajeuni, transporté dans cet instant de notre passé, presque capable d’en ressentir à nouveau chaque détail, le parfum dans le cou d’Albertine, la couleur d’un papier peint, les saveurs d’un repas partagé, une conversation à peine distinguée en arrière-plan, et jusqu’à l’ensemble des émotions éprouvées dans la journée ayant précédé l’épisode. En me concentrant assez, je parviens encore à rejouer dans mon esprit des extraits de ces mélodies, et j’y trouve la même force évocatrice, les mêmes souvenirs attachés.

Si désormais, ces musiques échappent à toute perception, il est vital que je les ancre dans ma mémoire. Ainsi, au lieu de porter des brassées de souvenirs qui toujours m’échapperaient, j’aurais l’impression de tenir dans ma main assez de ficelles pour tous les repêcher.

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