Je sors de la mairie. Je viens de rencontrer monsieur le maire pour qu’il signe mon procès verbal d’installation. J’étais un peu stressée. C’est vrai que c’est impressionnant, j’ai eu comme la sensation de jouer à la grande, la femme responsable, alors que la petite fille au fond de moi me criait « n'y va pas, on rentre à la maison, on disait que c’était pour de faux ». Et pourtant, je n’avais aucune raison de m’échapper :

Madame la directrice, je vous souhaite la bienvenue dans notre commune. J’espère que notre équipe saura vous retenir ici, la stabilité des personnels est très importante à nos yeux. Nous tenons particulièrement à notre école, elle est à la fois le cœur et le poumon de notre village. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me contacter.

L’accueil était on ne peut plus chaleureux, je me suis sentie à la fois flattée et chargée d’une belle mission.

Pourtant cet établissement n’était pas mon premier vœu, mais avec mon peu d’ancienneté, c’est chouette de pouvoir déjà poser ses valises de classeurs. Je dois reconnaitre que le nom de la commune m’a influencée dans la liste de mes choix : Grougnas. Ce n’est pas facile à assumer le titre de « directrice de l’école de Grougnas », ça ne s'exhibe pas sur une carte de visite. On a l’impression qu’un cursus inédit vient d’être inventé, et que j’ai la charge de former un panel de demoiselles à une carrière d’un nouveau genre. Il faut que je m’attende à devoir souvent expliciter ma fonction.

Equipée des clés que m’a remises la secrétaire, je pars vers mon nouveau lieu de travail quelques dizaines de mètres plus bas.

Mes yeux tentent d’absorber un maximum d’informations : j’arrive dans une grande cour qui n’est pas complètement mangée de bitume. Je prends le temps de la parcourir tranquillement en notant les arbres et arbustes qui l’habitent. Un magnifique murier platane trône en plein milieu, il est majestueux avec ses immenses feuilles et ses branches qui semblent s’étirer pour envahir l’espace.

Au fond à droite, tout au bout de la cour, je découvre un passage, c’est un accès à un pré en contrebas. Toute cernée de haies de lauriers, l’étendue d’herbe m'apparait comme un écrin de verdure posé là au milieu de la campagne qui la domine. Des cerisiers, pommiers et noyers abritent une table en bois et des jeux pour enfants : cabane, toboggan, tourniquet. Je m’installe sur un banc et j’admire le panorama. C’est certain, la durée de récréation va être difficile à maitriser. Quand on est là, on n’ a plus envie de remonter.

Cependant, j’ai quand même mon futur lieu de travail à investir et je ne sais pas à quoi m’attendre. D’un pas lent, je repars vers la cour, les yeux gorgés de la vue incroyable que m’offrait ce joli pré.

Le reste des locaux est plus haut, de part et d’autre du murier. Côté route un bâtiment ancestral portant encore le fronton « école de filles » et, en face, un préfabriqué qui a sans nul doute dépassé la date de péremption. Ma classe est dans les vieux murs, je monte l’escalier qui mène à mon futur antre pédagogique. Quand je pousse la porte, non sans avoir cafouillé avec mon énorme trousseau de clés, je suis cueillie par l’odeur des lieux. Une odeur indéfinissable et pourtant reconnaissable entre toutes : celle de la vieille école, un condensé de plusieurs générations olfactives. Peut-être que si on pouvait l’analyser, on y trouverait de l’encre, de la craie, le chêne du parquet patiné, les fumées du poêle à bois qui existait ici auparavant. C’est un pont entre mes souvenirs d’enfant et ma vie d’adulte.

La salle est grande, colorée, lumineuse. Je ne savais pas que c’était possible, et pourtant à ce moment j’en suis convaincue, je vis un coup de foudre pour une école.