/ 10 ans plus tôt / mercredi 4 août - 17h
Je profite d’un souffle de vent avant de pénétrer dans la chaleur étouffante de la classe. Ce mois d’août n’épargne aucune région avec ses températures caniculaires. À première vue, j’avais pensé qu’une vieille école comme celle-ci garderait un peu de fraicheur avec ses murs épais. Finalement, son orientation plein sud et ses larges fenêtres sont redoutables pour laisser entrer le soleil. Au moins aujourd’hui, il n’y a pas deux douzaines d’enfants pour faire monter le mercure. D’ici la rentrée, on peut espérer une météo plus clémente.
Allez, encore dix-quinze minutes tout au plus et je rentre à la maison… enfin si je tiens mes délais… Je sous-estime toujours mes délais…
Je fais le tri dans ces deux tiroirs, termine mes photocopies et ce sera assez pour aujourd’hui. Je sens que je vais être dans les temps, le tout est d’accélérer le tempo.
Ouch ! Purée de tagada de bureau au nougat !
Oui, une maitresse, ça jure en nom de bonbons, surtout quand elle est au travail. Ça évite de faire dire aux parents que c’est à l’école que leur tout mignon apprend des gros mots.
Ça fait cinq fois que je viens ici cet été et cinq fois que je me tape ce bureau en bois massif de malheur.
Avec tout le respect que je te dois vu ton grand âge, je te remplacerais bien s’il y avait une petite rallonge de budget mobilier. J’essaierai d’en toucher deux mots au maire.
Depuis près d’un mois, je viens ici régulièrement pour y faire mon nid.
J’ai beaucoup de documents de direction à trier, des archives dont je dois prendre connaissance, d’autres qui n’ont plus lieu d’être : je jette, je range, je déplace.
C’est que j’en retrouve partout ! Il y a de quoi se décourager, mais, il me semble que je commence à en voir le bout. Il faut bien, j’arrive à mi-chemin des vacances et à mi-course de mes préparations aussi.
J’appréhende la rentrée tout en ayant hâte d’y être. Ma tête bouillonne de questions, d’idées, de craintes.
Et cette chaleur de dingue !
Et ce genou qui me lance ! À cause de ce malabar de bureau, ce n’est plus un bleu que j’arbore, c’est un arc-en-ciel.
Cinq fois que je tape, cinq fois au même endroit.
Je pense que c’est suffisant, j’ai compris la leçon. Je vais te décaler vers la gauche et toi et moi, nous pourrons reprendre nos existences sous de meilleurs rapports.
J’invoque la puissance de Rahan et je contracte mes faibles muscles pour pousser ce bloc de chêne.
Sucette à la myrtille, tu es boulonné au sol ? C’est quoi ton secret ? Tu es juste lourd ?
Un effort supplémentaire, je déploie toute ma force et je réussis à décoller le mastoc.
Après trois ou quatre poussées, quelques trainées de sueur aux tempes et deux aisselles trempées, le bureau a pris sa nouvelle place contre le mur. Je m’y appuie des deux mains pour reprendre mon souffle.
Tout à coup, une énergie presque électrique me secoue, je serre fort les paupières de réflexe et je sens résonner en moi des sons et des images : une baguette de bois tape sur le gros bureau et une voix retentit. « Les enfants, un peu de silence. Nicole vient de remplir les plumiers, je vous demande de vous tenir calmement pour ne pas en renverser à nouveau. »
Un flash, j’ouvre les yeux.
Waouh, c’est quoi ça ? Il va falloir que je me remette au sport, je crois. Les efforts, ça ne me réussit pas.
J’ai besoin de retrouver mes esprits, je m’assois derrière le bureau, attrape ma gourde et engloutis le reste d’eau. Je pose mon front sur une pile de cahiers du jour et je me masse la nuque. C’était vraiment étrange… mais il faut reconnaitre que je suis fatiguée et surement trop anxieuse. Mon sang a afflué vers mes biceps et il a quitté mon cerveau quelques instants, c’est logique. Cette explication tient tout à fait la route. Cartésienne je suis, cartésienne je resterai. Et pragmatique aussi d’ailleurs.
Ce qui me fait penser qu’il faut que je rapporte à la maison la centaine de balles de tennis qui se trouve dans le sac posé à l’entrée de la réserve. C’est le voisin de la cour qui les a déposées. Quand on peut s’en procurer auprès d’un club, on a la chance de pouvoir équiper chaque chaise d’élèves de quatre patins anti-bruit. Et la chance est doublée quand on a un chéri chez soi tout prêt à se charger de percer la centaine de trous.
Yann va être ravi. En plus, elles sont bien dures et bien épaisses, lui qui aime les défis, c’est une mission cadeau.
J’attrape le sac et je quitte l’école en tournant la clé dans la grosse serrure qui date du siècle dernier.
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