Et voilà, il est 19h passé, je pensais n’avoir plus que quelques bricoles à préparer pour la rentrée de demain mais la journée a été surchargée.

Quand j’arrive à la maison, le couloir n’est pas éclairé. Je suis rentrée exagérément tard, Yann doit être fâché et il s’est échappé pour éviter de me crier au visage que mon travail me prend trop de temps. Je largue mon cartable près de la console de l'entrée, retire mes chaussures et me dirige vers le salon.

Une faible lumière attire mon regard, mon amoureux est là, sur le canapé, deux verres de champagne à la main :

- À la rentrée madame la directrice !

J’ai le mari le plus merveilleux du monde.

- Mon chéri, je ne devrais pas dire ça, mais je crois que c’est exactement ce qu’il me faut. Quand je pense que la journée de demain sera encore plus éprouvante.

- N’y pense plus, prenons un peu de temps pour nous deux et oublie l’Education Nationale pour quelques heures.

Je ne me fais pas prier, j’attrape la coupe, trinque et bois deux gorgées successivement.

Une odeur me titille alors les narines :

- Ça sent divinement bon, qu’est-ce que tu as préparé à manger ?

- Des lasagnes. Ça cuit depuis quarante minutes. Sinon, tu as senti le goût du Champagne ? J’ai l’impression qu’il est descendu sans toucher tes papilles.

- Tu exagères, je n’ai pas tout b.. Ah si ! Désolée, c’est cette journée : réunion avec les nouvelles collègues, discussion avec le maire, visite de l’inspecteur qui faisait sa tournée des écoles.

- Ça fait beaucoup pour une prérentrée. Passons à table et parlons d’autre chose, ma puce.

- Oui, bien sûr.

Il ne faut pas me le dire deux fois, j’ai une faim de loup. Yann a tout préparé, repas servi, table mise, je me sens comme une princesse. Une princesse aux yeux cernés, aux pieds gonflés et aux cheveux en bataille. Et il est possible que je sente un peu le fennec en plus. Oh, et puis Blanche-Neige et Cendrillon n’ont pas eu que de bons jours non plus !

- J’en salive d’avance, tu t’es vraiment donné du mal, tu es adorable. D’ailleurs merci pour la belle bande numérique, je l’ai installée ce matin, elle est parfaite. Je n’avais presque que ça à faire aujourd’hui, je m’étais tellement avancée cet été. La bande numérique et quatre-vingt-dix ronds de différentes tailles à découper : c’était mon objectif du jour. J’ai prévu une activité à mi-chemin entre la géométrie et les arts visuels pour mes élèves de Grande Section. J’ai trouvé l’idée sur internet.

- Oui, je sais, tu m’as déjà expliqué, les enfants doivent les coller en tas.

- Plus précisément, ils doivent estimer de façon empirique les différences de tailles et les superposer pour réaliser des créations artistiques avec des disques concentriques. J’espère que quatre-vingt-dix ce sera suffisant. Si je n’en ai pas assez, je rapporterai du papier à la maison demain. Tu pourras m’aider ?

- Oui bien sûr mais je ne suis pas très fort en découpage.

- C’est qu’il faut bien placer son regard là où se croisent les lames et les aligner sur le tracé.

- Linda, j’ai 28 ans.

- Pardon… C’est cette journée, j’ai l’impression de ne pas réussir à déconnecter.

- C’est pour ça que l’on va discuter de ce week-end. On va passer une journée à la plage, un grand soleil est annoncé.

- Oh, ce sera tellement chouette, Tiens, ça me fait penser que je pourrai récupérer du sable et des petits coquillages. Je commence l’année avec une jolie poésie sur la mer, ça pourrait faire une décoration très originale.

- Linda !

- Encore désolée, décidément, je ne pense qu’à l’école, je ne parle que de l’école.

- C’est pour ça qu’on va déguster ces lasagnes en silence…

22h

Je pose ma tête sur l’oreiller, bien décidée à passer une bonne nuit pour vivre ma rentrée de façon optimum. Je me love dans les bras de Yann.

Je sais que ce n’est pas facile de vivre avec une maitresse d’école. Je te demande pardon d’envahir notre quotidien avec ma vie professionnelle.

Tu n’as pas à t’excuser ma chérie, je comprends que tu sois préoccupée. Ça ira mieux quand le mois de septembre sera entamé.

Puisses-tu avoir raison ! Merci d’être là, bonne nuit mon chéri.

Bonne nuit ma puce.

23h

Mon oreiller est plus dur que d’habitude, j’ai l’impression. Ça fait une heure que je teste toutes les positions de tête, rien à faire. Si je ne réussis pas à m’endormir vite, le réveil va être difficile demain matin. Oh, j’y pense ! Je n’ai pas choisi ma tenue de rentrée. Quelle étourdie ! Si je me lève discrètement… Non, Yann va s’en rendre compte et il va râler. Je sais, je vais mettre le tee-shirt avec maman souris suivie par sa ribambelle de bébés souris. Ça fera sourire les enfants. Est-ce que j’ai bien photocopié la poésie de la mer ? Oui, je crois… Par contre, je suis quasi-sûre que quatre-vingt-dix ronds, c’est pas assez. S’ils en perdent, s’ils en déchirent, s’ils en mangent… Au fait, le document de déclaration d’allergie, je l’ai préparé, ou non ? Et si j’ai des allergiques au papier ? Ça doit exister… Il faudra que j’imprime sur du vélin ou que je grave des tablettes en pierre. Ça va me prendre un temps fou. Comment je vais gérer ça ? Il faut que je dorme : « je me détends, je me relaxe et je m’endors » c’est la phrase à répéter pour sombrer dans le sommeil.

00h

Je n’aurais peut-être pas dû mettre les tables des élèves de Grande Section en deux îlots de six, c’est trop. Demain en arrivant, je vais les mettre en trois groupes de quatre, ce sera beaucoup mieux. Mais, j’y pense, c’est l’anniversaire de la petite Emeline demain. J’espère que je ne vais pas avoir un gâteau dès le premier jour. Mon emploi du temps est déjà plein…Mais non, je ne peux pas faire trois groupes de quatre, j’ai préparé deux ateliers de six. Je prie pour ne pas avoir d’allergie dans la classe. Et comment je fais avec un gâteau le premier jour et un cas d’allergie dont je n’aurais pas connaissance… Il faut que je dorme : « je me détends, je me relaxe et je m’endors ».

1h

Si je fais trois groupes de six et que je leur donne deux ateliers de gâteaux au papier, il faut que je grave la tablette de l’enfant allergique dès mon arrivée. Oh, je crois que j’ai oublié les photocopies du gâteau d’Ilemine. Il faut que je dorme : « je me retends, j’hyperlaxe et je m’enduis ».

2h

Joyeux anniversaire Limeline, joyeux anniversaire, joyeux anniversaire !

Habby pirthbay to you Milemile, hoppy beurdé tou you !

Compélayosfélisse Mimiline, campé la dos félix!

Le Samu, c’est 15, ne pas oublier.

Oui, allo, il était allergique au papier, je le savais pas et c’était un gâteau avec des disques concentriques à superposer de manière empirique.

Ça va aller madame, il faut dormir maintenant…