Chapitre 6
Dans le salon de son appartement, installée sur son canapé, un plaid lui recouvrant les jambes, Naeliya réfléchissait à tout ce qu’elle avait vécu en si peu de temps.
Quelques heures plus tôt, Taeliya avait tenté de la faire rester chez eux, mais après la crise de larmes que Naeliya avait faite, suite aux paroles de l’Oni, la non-voyante avait imploré pour qu’on la ramène chez elle. Depuis, elle s’était installée dans son canapé et n’avait pas bougé. Depuis combien de temps était-elle là, assise, à ressasser ? Son téléphone sonna et la voix robotique de son application annonça le nom de l’appelant : Monsieur Gervais.
Il était son client actuel, celui pour lequel elle traduisait les paroles et les dossiers des personnes qu’il défendait avec son cabinet d’avocat. Elle ne travaillait pas aujourd’hui, alors pourquoi l’appelait-il ? Naeliya hésita à décrocher. Mais alors que l’application continuait d’annoncer le nom de l’homme, elle finie par craquer et décrocha.
— Monsieur Gervais ?
— Mademoiselle Clark, répondit la voix légèrement tendue de l’homme, à l’autre bout du fil. J’ai tenté de vous contacter hier soir et ce matin, mais vous ne répondiez pas, je commençais à m’inquiéter.
À s’inquiéter ? Naeliya eut un sourire froid. Pourquoi ? Ils s’étaient vu toute la journée de la veille. C’était même lui qui l’avait…
— Que puis-je pour vous, Monsieur Gervais ? Demanda-t-elle, sa voix soudainement froide.
— Je… Allez-vous bien ? On m’a rapporté des agressions dans votre ville, hier soir, répondit l’homme.
Elle pouvait sentir que quelque chose n’allait pas. S’il était si inquiet, pourquoi n’a-t-il pas appelé la police ? Comment savait-il qu’il y avait eu des agressions chez elle ? Le froid l’englouti et elle dû s’excuser avant de raccrocher. Elle devait prévenir Taeliya. Si ses soupçons étaient vraies, alors son propre client l’avait piégé. Elle fit défiler les noms dans son répertoire jusqu’à trouver celui de la jeune femme. Elle lança l’appelle.
— Allô ? Naeliya, tout va bien ? L’entendit-elle demander.
— Taeliya… Je… Je crois que je suis en danger…
— J’envoi Tristan et Jess te chercher. Je vais prévenir mon mari. Les Oni sont au manoir du clan, pour une réunion d’urgence. Tristan a dû rester avec nous, expliqua la jeune femme. Nous serons là dans moins de dix minutes. Donne moi ton adresse.
— Tu vois le restaurant dont vous m’aviez parlé hier ?
— Celui des grands-parents de Tristan, oui.
— J’habite l’immeuble juste à côté. Je-
Du bruit se fit entendre devant son appartement et l’angoisse refit surface.
— Taeliya… Je crois qu’ils sont là…
— Je veux que tu fasses ce que je te dis, ordonna Taeliya d’une voix autoritaire. Tu vas devoir te cacher là où tu seras le plus invisible. Ne me le dit pas, je crains qu’il n’y ait des micro chez toi.
L’hypothèse lui glaça le sang.
Elle écouta Taeliya lui dicter ce qu’elle devait faire, le temps qu’ils arrivent et que les Oni soient prévenu. Mais les bruits dehors se firent de plus en plus fort. Une voix masculine, qu’elle reconnue vaguement, remplaça celle de la jeune mère.
— Mademoiselle Clark, je suis Tristan, un des Oni. Je peux vous indiquer une façon de quitter votre logement et de vous rendre chez mes grands-parents, sans vous faire prendre.
— Je suis aveugle, je le rappelle, juste au cas où… dit-elle.
— Je sais, mais rassurez-vous, je vais vous guider. Pouvez-vous rapprocher votre téléphone de la fenêtre ?
Elle se leva tant bien que mal, et tituba et tendit son bras. Les bruits de portières qui claquent leur firent comprendre que la visite était programmée.
— Prenez votre canne et votre sac, je vais vous aider à vous rendre en lieu sûr.
Tristan était inquiet de la situation, mais surtout parce que, depuis qu’ils savaient que les démons pouvaient avoir une vie amoureuse réelle, Kim était devenu complètement froid et distant. S’il arrivait quelque chose à cette femme, ils allaient le regretter. De plus, leur maîtresse appréciait la non-voyante. Toutes les deux partageaient des blessures communes, d’une vie volée par un traumatisme ou par une plaie toujours béante. Si Taeliya avait réussi à se guérir émotionnellement parlant avec leur aide, Naeliya était seule face à un homme qui cherchait à s’amuser aux dépens de la vie humaine.
Jess au volant écrasait la pédale d’accélérateur, Taeliya, derrière, Elios contre elle, était au téléphone avec Noah.
— Ils sont là pour elle ! Non, je suis avec eux, en voiture. Tristan est au téléphone avec Naeliya, il l’aide à aller au restaurant de Laly et Gérard. Oh, mon dieu ! Oni, ils sont trop nombreux !
— Maman ! Ce sont des méchants ? demanda Elios, inquiet, dardant sur elle le même regard qu’il partageait avec son père.
— Oui, mais nous allons protéger Naeliya, le rassura sa mère, caressant sa petite tête.
— Est-ce que papa va venir ? la questionna-t-il, une nouvelle fois.
— Il est en chemin. Jess, il faut que tu gares la voiture plus loin, dit-elle. Je ne veux pas risquer la sécurité d’Elios en nous approchant de ce rassemblement. Nous devrions pouvoir aller au restaurant sans être vu.
— Entendu.
D’un coup brusque de volant, le mafieux changea leur trajectoire et prit une direction qui les éloignaient de la horde de voitures qui entourait l’immeuble où vivait Naeliya. Tristan au téléphone avec la jeune femme, la félicita.
— Naeliya est avec mes grands-parents, déclara-t-il, se tournant vers sa maîtresse.
Taeliya poussa un long soupir de soulagement. Ils avaient réussi à la faire sortir, malgré son handicap.
— Chéri, dit Taeliya à son fils. On va voir mamie Laly et Papy Gérard. Naeliya nous y attend.
— Oui ! s’écria le garçonnet, visiblement très content de pouvoir revoir ceux qu’il appelait « papy et mamie », même s’ils n’étaient pas reliés par le sang.
— Tu es content ? souris la jeune femme.
— Oui !
Jess ne put s’empêcher de sourire. Tristan parlait avec sa grand-mère, dont la voix perçait dans l’habitacle.
— Grand-mère, nous ne sommes pas loin.
— Ne t’en fais pas, tout est barricadé, ici ! répondit la voix de la vieille femme. Ton amie est en sécurité, avec nous.
— Merci, Laly ! Lança la voix de Taeliya. Nous ne sommes plus très loin !
— Entendu, ma douce ! Ton mari est-il prévenu ?
— Oui, ils sont en chemin ! Laly, je dois vous avertir de quelque chose ! Kim risque d’être terrible s’il arrivait quelque chose à Naeliya !
— Est-ce qu’ils sont…
— C’est compliqué à expliquer au téléphone, mamie, dit Tristan, d’une voix sombre.
— D’accord, d’accord, céda la grand-mère. Nous allons faire en sorte qu’elle soit en sécurité, avant que les Oni n’arrivent.
— Merci, Laly.
— Mais de rien ! Nous sommes de la même famille !
Le sourire de Taeliya se fit doux. Elle aimait la vieille femme et son mari. Ils avaient été là pour elle et ils étaient le soutien dont elle avait besoin pour avancer dans cette nouvelle vie qui lui avait été donné par sa rencontre avec le clan et son père. Mais l’inquiétude se fit plus grande en elle. Si ces gens venaient à trouver le moyen de retracer le chemin de Naeliya et investir le restaurant, elle s’en voudrait s’ils leur arrivaient quoi que ce soit.
Jess gara la voiture, à une bonne distance de l’endroit et aida sa maîtresse et Elios à se diriger vers la petite ruelle, derrière l’enseigne, qui les menaient à une arrière cour où les attendaient Gérard.
— Taeliya ! Elios !
— Papy Gérard ! S’exclama le garçonnet en se précipitant vers le vieil homme qui le prit dans ses bras.
— Gérard, je suis désolée de vous imposer ça, fit-elle.
— Ne t’excuse pas, mon enfant. Venez, entrez.
Mais à peine passèrent-ils le pas de la porte qu’ils entendirent des coups violents. Taeliya se tendit.
— Maman ?
— Elios, reste près de moi, ordonna-t-elle.
— Princesse ! Allez dans le sous-sol avec eux ! Gronda Tristan. Jess, accompagne-les !
— Je te laisse pas tout seul ! Répliqua le mafieux.
Mais son compagnon tourna vers lui un regard qu’il avait déjà vu une fois. Darius était là. Le démon de son compagnon était présent, prêt à tout détruire pour les protéger. Ils se regardèrent à peine une seconde. Jess embrassa son compagnon qui gronda et embarqua le petit groupe vers un accès au sous-sol qu’ils barricadèrent.
En haut, La porte du devant avait cédé et une horde de mafieux s’engouffra dans la salle principale.
— Il est tout seul ?! s’exclama un homme, qui semblait être le chef de la bande.
— Qu’est-ce qu’un seul homme contre nous tous ?! s’amusa un homme, riant fort.
Tristan sourit. S’ils pensaient qu’ils avaient la moindre chance contre lui, alors ils n’étaient pas au bout de leurs surprises. Darius frissonnait d’un plaisir contenu. Après un baiser chaste qui l’avait laissé sur sa faim, il ne désirait qu’une chose… en finir pour retrouver le jeune homme et se plonger dans un bonheur sauvage que seul Jess savait lui procurer. Son humain se sentait tout aussi tendu que lui. Il sortit un pistolet et un couteau militaire. Ses grondements étaient terrifiants. Naeliya les entendait depuis le sous-sol. Elle s’accrochait à sa canne, comme si c’était sa bouée de sauvetage et pourtant, la seule chose à laquelle elle pouvait penser était le nom du démon. Kim. Pourquoi pensait-elle à lui à ce moment-là ? Ils n’étaient pas proche et ne se connaissaient même pas. Pourtant, elle ne pouvait penser qu’à lui et à Samsara. Tout son corps criait ce besoin d’être auprès d’eux pour se sentir en sécurité. Taeliya, à côté d’elle, soutenue par Laly, son fils contre elle, tenait le bras de la jeune femme pour lui apporter du soutien.
— Ils arrivent, lui murmura-t-elle.
— J’ai peur… Je…
Des bruits sourds de quelque chose qui tombait lourdement sur le sol, les firent sursauter.
— Je crois que Tristan vient de commencer, dit Jess, le visage levé vers la porte barricadée.
D’autres bruits du même genre se firent entendre, jusqu’à ce que des pas précipités s’ajoutent au tout. Les voix graves des Oni se firent entendre. Des cris de douleur, de terreur, des corps qui tombent retentirent au-dessus. Puis, le calme plat, avant que quelqu’un donne un coup dans la porte qu’ils avaient condamnée. Kim apparu, aux côtés de Noah et de Tristan.
Ces derniers se précipitèrent vers leurs moitiés et Kim s’avança vers Naeliya. Elle sentit son odeur, comme si ce parfum était ancré en elle.
— Kim… souffla-t-elle, tendant la main, tremblante.
— Je suis là, répondit-il, d’une voix grave et basse.
Il glissa ses doigts entre les siens et l’attira à lui, fermant ses bras autour de son corps frissonnant de peur. Une main chaude et large lui caressa le dos.
— Je suis là, murmura-t-il pour l’apaiser.
— Taeliya ! Elios !
— Papa !
Le garçon fonça droit sur son père qui le souleva dans les bras. Noah attira sa femme contre lui et posa sa main sur le ventre rond de sa belle. Tristan posa son front contre celui de Jess. Même si la situation n’était pas à l’image d’une guerre mortelle, Jess était toujours inquiet de voir sa moitié partir loin de lui. Ils avaient ce rituel que, à chaque départ ils s’embrassaient et à chaque retour, c’était front contre front qu’ils se retrouvaient, sans rien dire.
Mais pour Kim, qui n’a jamais eu le droit de partager ce genre de vie avec la moindre femme, ne sut comment agir autrement qu’en prenant la jeune femme contre lui et répéter la même phrase « je suis là » sans s’arrêter, caressant le dos de Naeliya.
— Tout le monde va bien ? S’enquit Noah, réalisant enfin qu’ils n’étaient pas seuls dans ce sous-sol sombre. Laly, Gérard ?
— Tout va bien, mon fils, dit Gérard.
Depuis qu’ils connaissaient Noah, Gérard et lui étaient devenus assez proches, au point où
Gérard et Laly le traitaient presque comme leur fils. Il arrivait souvent que le vieil homme l’appelle ainsi. Ce qui ne gênait aucunement le géant. Et si Stein était comme le père qu’il n’avait jamais eu, pour lui, les grands-parents de Tristan agissaient comme les siens. Il leur avait même demandé d’être officiellement les grands-parents d’Elios avec Stein et Alya. Tristan était traité comme un des oncles du petit, bien que les titres étaient totalement chamboulés.
— Nous devrions remonter, dit Gérard, aidant sa femme à avancer.
— Vous avez raison, Gérard, dit Noah, les précédent, tenant son fils contre lui et sa femme de l’autre côté.
Alors que tout le monde marchait vers la sortie, Kim et Naeliya n’avaient pas bougé. La jeune femme n’arrivait pas à faire le moindre mouvement sans avoir la sensation que ses jambes allaient la lâcher. Kim, ne voulant pas la brusquer, n’esquissa pas le moindre mouvement, même quand Noah l’appela. La voix de Taeliya fit taire l’Oni. Ce qui donnait à Kim la permission de gagner quelques instants seul avec la non-voyante.
— Naeliya, murmura-t-il. Samsara est inquiet.
— Ne bougea pas, pleura la jeune femme qui se sentit soudainement craquer, à bout. Juste… ne bougea pas…
— Je ne bouge pas, dit-il, continuant de lui caresser le dos. Je suis désolé pour tout ce qu’il s’est passé.
— Vous n’y êtes pour rien… C’est juste que-
— Je sais, la coupa-t-il avec le plus de douceur possible dont il était capable. La Princesse était dans le même état que vous lorsqu’elle a subi les attaques, le kidnapping, etc.
— J’ai entendu parler de tout ça, répondit Naeliya avec douceur, les sanglots dans la voix. Cette femme est forte.
— Et vous aussi, intervint-il. Cet accident vous a plongé dans une situation terrible, mais regardez-vous aujourd’hui !
Il s’étonnait lui-même de chercher à consoler cette femme qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Pourtant, quand ils avaient reçu l’appel d’urgence, expliquant que les hommes
d’Ernandez se trouvaient autour de l’immeuble de la non-voyante, tout son corps s’était figé et Samsara s’était agité dans son esprit. Si son chef s’était précipité pour retrouver sa femme et son fils, lui s’était mis à courir pour rejoindre Naeliya. Et quand il l’avait vu dans ce sous-sol, accrochée à sa canne, espérant sans doute que quelqu’un ne lui vienne en aide, il avait senti son cœur se serrer et tout en lui hurlait de la prendre contre lui pour la sentir en vie et en sécurité.
Il ne savait pas si c’était à cause du lien, mais tout ce qu’il ressentait, à ce moment-là, était qu’il avait besoin d’elle dans sa vie, avant de devenir complètement fou.
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