Chapitre 10

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Après le dîner, Naeliya demanda à Tristan, puis Carl s’ils savaient où se trouvait Kim. Les deux Oni lui avaient répondu qu’ils ne savaient pas et qu’il valait mieux lui laisser du temps. Bien entendu, cela ne plut pas à la jeune femme, mais que pouvait-elle y faire ? Elle n’avait aucun droit. Ni sur lui ni sur eux. Alors, après une tasse de thé et une vingtaine de minutes à écouter les racontars, sans vraiment les entendre, elle se leva. Elle usa de sa canne pour rejoindre la cuisine et y récupérer ce qu’elle avait gardé pour Kim.

— Besoin d’aide ? Entendit-elle dans son dos.

— Qui… Jess ?

— C’est ça, fit la voix du jeune homme, s’approchant d’elle. Vous volez dans les placards ?

— J’ai l’air de voler quelque chose ? Dit-elle, vexée, tenant la grande boite en plastique dans laquelle elle avait placé tout ce qu’ils avaient mangé, afin que Kim puisse y goûter, quand il se déciderait à refaire surface.

— C’est pour Kim, dit Carl, adossé à l’encadrement de la porte, bras croisés.

Jess se recula, fixant l’Oni puis la boite et enfin la jeune femme. Il rougit, honteux d’avoir douté d’elle. Carl s’approcha de la non-voyante, envoyant un regard noir au mafieux qui préféra ne rien dire.

— Donnez, gronda l’homme. Vous montez ?

— Oui, répondit Naeliya, sentant la boite lui être retirée. Je suis un peu fatiguée et je ne sais pas où il ira en premier. Ici ou dans la chambre.

— Très intelligent. Notre Princesse a les mêmes réflexions que vous, sourit Carl. Je vais vous guider vers la chambre. Je prends son repas avec moi.

Naeliya hocha la tête, acceptant son aide. Il se plaça sur sa gauche. Elle le sentit et put donc placer sa main froide sur son avant-bras et ils quittèrent la pièce, passant devant Jess. Carl n’allait clairement pas laisser passer ça. Il se promit d’en parler à Taeliya, Tristan, Stein et Noah. Il pouvait comprendre les craintes du mafieux, mais à ce point-là… Il se demandait même si le garçon avait compris ce qu’impliquait son lien avec les Oni et leurs démons. Ils traversèrent le grand hall, puis montèrent les escaliers jusqu’à l’étage où elle allait dormir pendant quelques jours, le temps qu’ils règlent le problème avec Ernandez et ce Gervais. Les Oni ne resteraient pas au manoir. Mais pour Kim… C’était une autre histoire. Maintenant qu’elle était là, Carl ne savait pas s’il la suivrait ou s’il rentrerait chez lui.

Une fois dans la chambre, Carl pose la boite sur la table de nuit et l’indique à la jeune femme avant de sortir et de refermer la porte. Dans le couloir, il s’adossa contre le mur, croisa ses bras contre lui et fit mine de réfléchir avant de descendre rejoindre les autres dans le salon. Quand il arriva, Jess était là, au milieu de la pièce, tête baissée. Il devait avoir avoué son attitude, car Taeliya n’était pas très contente, voire blessées et Tristan ne se trouvait pas à côté de lui à cet instant, mais avec les Oni, le regard étrange. Un mélange d’inquiétude, de colère, de tristesse et d’une honte non dissimulée. Que leur arrivera-t-ils une fois la porte de leur maison fermée ? Nulle ne pouvait le savoir. Depuis, ça ne les regardait pas. Carl s’approcha de la jeune femme, se pencha vers elle et lui dit à l’oreille :

— Votre amie est dans la chambre. Mais Kim n’est pas revenu. Elle a la boite avec elle. Je l’ai posée sur la table de chevet.

Taeliya lui toucha la main et hocha la tête, signe qu’elle avait reçu le message et qu’elle l’en remerciait. Puis, il s’en alla rejoindre son chef et transmit le même message à ses camarades. Le coréen ne se montrerait plus. Ils le savaient. Carl envoya un message à son ami pour le prévenir, mais il ne chercha pas envenimer les choses pour le faire venir. Kim resterait absent, jusqu’à ce que sa tempête émotionnelle soit enfin atténuée pour se montrer à nouveau. Chez les Oni, la colère était quelque chose de fréquent, mais sans personne pour l’atténuer, cela pouvait prendre des proportions dangereuses pour eux-mêmes et les autres. De plus, quiconque tentait de s’interposer ne le ferait pas deux fois, car la première serait juste fatale. Ils méritaient autant leurs statuts que leurs réputations.

— Je sais que j’ai fait quelque chose de mal, dit Jess, honteux.

— Te souviens-tu de la première fois ou ma fille est arrivée ? demanda Stein, installé auprès de cette dernière.

— Oui, Boss.

— Je n’ai pas le moindre souvenir de vous tous, et encore moins de toi, lui cherchant querelle. Pourquoi ? continua le mafieux.

— Je… Parce qu’elle était si fragile, répondit le jeune homme, se remémorant de son attitude quand il l’avait vu pour la première fois. Elle me rappelait ma sœur…

— Pourtant, reprit Stein, de sa voix froide et tranchante qu’il prenait, en général, pour ses négociations en affaires. Taeliya était une étrangère, n’est-ce pas ?

— Ou-Oui, Boss…

— Quelle est donc la différence entre Taeliya à ses 18 ans et Naeliya à l’âge qu’a ma fille actuellement ? J’aimerais comprendre cette réaction. Crois-tu qu’elle soit une espionne ?

— Boss, intervint Dorian, un des Oni silencieux, regardant simplement la scène. Nous avons épluché la vie de cette demoiselle. Même en poussant dans le passé de ses parents.

— Avez-vous trouvé quelque chose ? demanda Stein, sans regarder l’Oni, le regard acéré, fixé sur Jess.

Dorian lança un regard à Noah qui hocha la tête, lui donnant le feu vert. Il s’approcha alors et ouvrit un gros dossier, puis commença à lire chaque fiche. Il exposa alors une vie banale d’une enfant de militaire et d’une femme pétillante, malgré les déploiements de son époux. La vie avec Naeliya, jusqu’à l’accident. Puis la vie après qui ne fut pas du tout romantique. Le père, Christopher Clark et sa femme, Louisa Martina, étaient devenu les parents d’un chaos. Naeliya avait tenté de se donner la mort plus d’une fois, pour épargner à sa famille le fardeau qu’elle était devenue avec sa cécité. La bataille juridique perdue face à Ernandez. Les blessures du père qui l’avaient obligé à quitter le front pour prendre un boulot dans les bureaux fédéraux. Louisa s’était occupée de sa fille, l’aidant autant qu’elle le put pour lui éviter de trop sombre jusqu’à ce qu’elle se reprenne seule et affronter sa nouvelle vie dans le vide. Ses amis ? Disparus. Leur famille ? La pitié était la traduction de leur émotion principale.

Il continua encore un moment, jusqu’à refermer le dossier et reprendre sa place, auprès de ses camarades qui n’osaient dire le moindre mot. La pensée qu’ils avaient allait pour Kim, qui avait participé aux recherches et en avait trouvé la plupart. S’ils découvraient tout ça, ils ne savaient pas dans quel état ils allaient le retrouver. Taeliya, Alya et les autres avaient soit les larmes aux yeux, une main sur la bouche, soit le regard agrandit par l’horreur. Sonia se sentit tout aussi honteuse que Jess. Sa blessure ? Elle l’avait provoqué pour tester la jeune femme et se rendait bien compte, elle aussi, que Naeliya ressemblait beaucoup à Taeliya, sous certains aspects et elle avait failli l’entailler pour révéler des couleurs qui n’existaient plus en elle depuis qu’elle avait 16 ans. Elle ne s’était jamais plainte et ils avaient tenté de la blesser encore plus. Quels monstres étaient-ils ?

Soudain, ils virent Kim apparaître. Ce dernier s’était figé à la lecture complète du dossier et se retenait avec difficulté de répandre sa colère qu’il avait à peine réussi à calmer.

— Kim, appela Noah. Tu devrais monter.

Le coréen hocha la tête, fusilla du regard Sonia et Jess, puis grimpa les marches, quatre à quatre vers sa chambre. Il hésita devant la porte fermée. Avait-il vraiment le droit d’être là ? N’allait-il pas la blesser encore plus avec sa présence ?

— Il y a quelqu’un ? Entendit-il provenir de la chambre.

Elle l’avait senti. Il se mit à sourire, se disant que les personnes aveugles développaient des sens plus aiguisés. L’ouïe en faisait partie.

— C’est moi, dit-il enfin.

— Monsieur Kim ?

Il put l’entendre se lever du lit et s’approcher, faire tourner la poignée et ouvrir la porte. Elle était là, en longue chemise de nuit, épousant ses formes avec un délice qui lui coupa le souffle.

— Est-ce que tout va bien, s’enquit-elle, visiblement peu sereine.

— Rentrons, dit-il simplement, désirant cacher cette vision aux yeux du monde, préférant la garder rien que pour lui.

À l’intérieur, une odeur douce planait dans l’air. Une senteur qui lui était étrangère, mais pas repoussante. La douce effluve de fleurs sauvages, une odeur de liberté, d’une envie terrifiante de courir dans les plaines des pays celtes. La jeune femme portait cette enivrante odeur qu’il aspirait à sentir de plus près, mais se retint de faire le moindre pas. Puis, il avisa la boite. Elle était là, sur la table de chevet, des couverts posés sur le couvercle en plastique.

— Tu as faim ? l’entendit-il lui demander, de cette voix douce et calme, mais portant un léger ton d’inquiétude. Je t’ai gardé du dîner. Je ne savais pas où tu étais, du coup je ne pouvais pas te demander ce que tu aimais, donc…

Kim s’approcha de la petite table de nuit, prit les couverts pour les poser sur le côté et souleva le couvercle pour y découvrir tout un tas de morceaux de chaque plat qui avaient dû s’être étalés au dîner. Un sourire étira un coin de sa bouche dure.

— Ça me va, répondit-il doucement. Merci, Naeliya.

— C’est froid, maintenant, lui dit-elle, d’une voix un peu triste.

— Ce n’est pas grave. Du moment que ce n’est pas congelé ni périmé, ironisa-t-il.

Elle l’écouta marcher vers le petit bureau qui se trouvait dans la chambre, tirer la chaise et commencer à manger. Elle poussa un léger souffle de soulagement. Elle voulait lui poser des questions, mais se retint. Elle ne voulait pas s’imposer à lui ni paraître trop intrusive.

Pendant que Kim dégustait son dîner refroidi, Naeliya se leva, bras tendu vers l’avant, chassant l’air pour trouver son chemin vers son sac. Son pied droit toucha le bagage. Elle se pencha et fouilla à l’intérieur, le tout sous le regard acéré et curieux de l’Oni. Elle se releva enfin, un énorme bouquin dans les mains. Il l’observa tâtonner jusqu’à toucher le lit. La jeune femme tira le drap et alla s’installer sur la place la plus proche de la fenêtre. Bien calée contre le coussin et la tête de lit, genoux repliés, elle ouvrit son livre sur une page et, de son index, glissa sur les poinçons. Kim la regarda faire et compris qu’elle lisait en braille1. Il termina rapidement son repas, quitta discrètement la pièce pour se rendre à la cuisine. Là, il y trouve Taeliya, visiblement très distraite.

— Princesse ?

— Oh ! Kim ! Je m’inquiétais ! fit cette dernière, tournant la tête vers le coréen. Donne-moi ça.

Il lui tendit la boite et les couverts.

— Est-ce que tout va bien, là-haut ? demanda la jeune femme.

— Naeliya avait l’air inquiète, tout comme vous, répondit-il. Pour qui vous en voulez-vous ?

— Pour tout le monde, avoua-t-elle, comme une évidence. Mais je m’en veux de ne pas avoir pu protéger Naeliya. Je ne savais pas tout sur son passé, et savoir que deux de mes amis s’en sont pris à elle…

— Vous n’avez pas à vous en vouloir, Princesse. Naeliya sait qu’ils cherchaient à vous protéger. Je ne minimise pas ce qu’ils ont fait.

— Je sais. Naeliya, hein ? lança la jeune femme, bras croisés contre sa poitrine, un sourire entendu sur le visage.

Kim s’inclina et quitta les lieux sous les rires de sa jeune maîtresse.

Noah entra à cet instant.

— Il s’est passé quoi avec lui ? demanda son époux, pointant du pouce Kim qui venait de lui passer devant.

— Je crois que Kim commence à se détendre, répondit sa femme, venant lui embrasser la joue.

— T’as fini ? On y va.

— Bien chef !

— Dis donc, Madame, vous me cherchez ?

— Moi ? Pas du tout !

— C’est ça, oui. Viens par là, toi !

La jeune femme partie en courant, criant à travers le manoir, jusqu’à ce que qu’elle ne soit attrapée et emportée dans les étages pour rejoindre leur ancienne chambre.

[…]

Dans la chambre de Kim, l’Oni retrouve la jeune femme, traçant toujours les lignes de son livre avec la pulpe de son index, souriant par moments, fronçant les sourcils par d’autres.

— Ton livre est bien ? demanda l’homme.

— Oui.

Kim vint s’asseoir sur le bord du lit, aux pieds de la jeune femme. Naeliya arrêta son geste, attendant qu’il dise ce qu’il avait sur le coeur.

— Tout va bien ? S’enquit-elle quand le temps s’allongea sans qu’il n’ait prononcé le moindre mot.

— Je vais rentrer chez moi. Je… Après ce qu’il s’est passé aujourd’hui, je ne sais pas si je peux rester au manoir.

— Tu sais ce qu’il s’est passé, pas vrai ?

La voix de Naeliya n’était plus tendre. Elle avait compris qu’il savait et se fustigeait pour cela. Il sentit le matelas ployer. Elle s’approchait. Tout son corps se tendit. Puis, un menton se posa sur son épaule, le surprenant autant que son démon, qui se mit à ronronner comme un petit chat.

— N-Nae-

— Je comprends qu’ils me testent, dit-elle contre son oreille.

Sa voix douce, prononçant ces mots, lui donnait des frissons dans tout le corps.

— Je sais aussi que c’est cette sorte de lien qui te fait ressentir ça, continua-t-elle. Mais tu n’as pas besoin de te sentir aussi fautif pour quelque chose que tu ne peux pas maîtriser. Pour ce qui est de Jess-

— Nan ! C’est pas juste ! Entendirent-ils dans les escaliers.

Ils tournèrent la tête vers la porte et entendirent les exclamations de Taeliya et la voix grave, mais joyeuse, de Noah. Naeliya pouffa.

— Eh bien, je vois que votre Princesse passe un agréable moment.

— L’Oni sait comment la faire sourire, confirma Kim.

— J’ai une question.

— Je t’écoute.

— Si je n’avais pas fait irruption cette nuit-là, dans votre QG. Est-ce que tu crois qu’on se serait quand même rencontré ? Au moins une fois ?

— J’en sais rien… Je ne me suis jamais posé la question, à vrai dire… Pour moi, depuis que nous l’avons, elle, je me suis toujours dit que nous finirions seuls. Puis Jess est entré dans le cœur de Tristan.

— Grâce à Taeliya, comprit la jeune femme, ne pouvant empêcher un sourire tendre étirer ses lèvres.

— Oui. Mais pour le reste d’entre nous…

— Vous vous voyez tous célibataires, car pour vous, le bonheur de votre Maîtresse est tout ce qui compte, termina-t-elle.

Sa voix n’exprimait pas du dédain ni ce genre de jalousie qu’il pouvait voir chez les autres.
Naeliya connaissait le rôle de la jeune femme dans leurs vies. Elle ne l’utilisait pas contre eux, ni ne cherchait à s’imposer d’une quelconque manière.

— J’ai trouvé des vêtements dans la penderie. Tu devrais aller te doucher, dit-elle en quittant son corps.

Immédiatement, Kim se tourna pour la retenir, mais elle avait déjà regagné sa place, contre la tête du lit. Devait-il rentrer ? Pouvait-il rester ? Finalement, il se leva, ouvrit l’armoire pour en sortir des rechanges de nuit, puis s’enferma dans la salle de bain. Naeliya pouvait entendre l’eau couler.

Kim revint une dizaine de minutes plus tard, habillé d’un pantalon de jogging et un t-shirt qui lui moulait les formes. Il déposa ses affaires sur la chaise du bureau et resta là, ne sachant que faire. S’installer contre la jeune femme dans le lit ou se mettre par terre ? Il avisa la place à la gauche de la non-voyante, puis le geste qu’elle fit en ouvrant le drap pour l’inviter à venir s’y coucher, le fit sourire à nouveau. Son cœur battait à tout rompre. Tellement qu’elle pourrait l’entendre sans problème.

— Je peux éteindre ? Demanda-t-il.

Naeliya plaça un marque-page dans son livre, le déposa sur la table de chevet à sa droite et s’installa plus confortablement dans ce grand lit.

— Tu peux. Bonne nuit, Kim.

— Bonne nuit, Naeliya.

***

1Braille : c’est une écriture en relief pour les personnes non-voyants, inventée par Charles Barbier de la Serre. C’est avec le touché que l’on peut « lire ». Une version revisitée par Louis Braille fut créée en 1837 en 6 points.

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