Crêpes et Chaos
J’essaie de me souvenir que je n’ai plus rongé mes ongles depuis trois mois, dix-huit jours et plusieurs heures, histoire de ne pas craquer malgré le stress qui me dévore.
Chaque minute me paraît plus longue que la précédente et mes mains tremblent légèrement. Même Gustave, qui est d’habitude un grand défenseur de la sieste à tout moment, semble suspendu aux lèvres de Ferdinand.
Enfin, ce dernier poursuit, le regard fatigué :
— Je crois que je vais devoir fermer la crêperie.
Le choc est immédiat. C’est comme si l’air avait quitté la pièce. Un silence pesant s’installe, si bien que j’entends distinctement la trotteuse de l’horloge qui apparaît soudain assourdissante ; chaque seconde résonne tel un coup de marteau. Une chaise grince, quelqu’un avale sa salive avec difficulté. L’information s’infiltre lentement dans nos esprits, comme du café trop corsé qu’on peine à digérer.
Adèle serre d’instinct Gustave plus fort, tandis que Louis, qui est souvent un peu à côté de la plaque, fronce les sourcils. Camille, elle, se frotte les bras, comme si un froid glacial s’était emparé d’elle.
— Quoi ? Ce n’est pas possible ! s’écrie Louis, une main sur le cœur. Mais… mais pourquoi ?!
— La crise, l’augmentation des loyers, les prix des fournisseurs… tu connais la chanson, répond Ferdinand, manifestement abattu. Il faudrait un miracle pour que je puisse éviter de baisser le rideau.
L’angoisse devient palpable. Louis tambourine nerveusement sur ses genoux, Adèle et Camille fixent le sol, et moi, j’ai la gorge qui se serre. J’ai l’impression qu’un poids invisible m’écrase la poitrine. J’ouvre la bouche, puis la referme aussitôt. Même mes pensées sont en panne.
Et puis, bien sûr, comme si ça ne suffisait pas, Victor brise le silence d’une voix pleine d’optimisme :
— Eh bien, voilà une occasion en or ! On pourrait organiser des événements pour attirer des clients ! Des soirées à thème, des défis en direct, je ne sais pas, moi… un concours de crêpes ou même le karaoké géant que l’on a évoqué tantôt !
Les regards se tournent lentement vers lui, cet intrus qui semble vouloir nous achever dès sa première réunion à nos côtés. Louis se gratte la tête, complètement perdu.
— Attendez… On va devoir chanter et faire des crêpes en même temps ?
Tout le monde le scrute, interloqué. Il ouvre grand les yeux en réalisant qu’il a parlé à voix haute.
— Non, mais, euh… c’est une idée intéressante, hein, reprend-il maladroitement. Enfin, peut-être qu’on pourrait commencer par autre chose ?
Camille serre les bras autour d’elle comme pour se protéger de toute agression extérieure.
— Un karaoké… géant… ? répète-t-elle dans un murmure presque inaudible. Mais… je ne connais même pas l’air d’un tas de chansons… et je… je risque de vomir ou de m’évanouir !
Adèle, quant à elle, se referme encore plus sur elle-même. Elle regarde Gustave, puis le sol, comme si elle espérait que la crêperie disparaitrait dans un trou noir.
— Et comment est-on censés survivre à ce genre d’événement avec des étrangers, hein ? murmure-t-elle. J’ai déjà du mal à parler à la boulangère ! Je dois répéter ce que je veux lui demander pendant des minutes entières !
Louis lâche un petit rire nerveux, mais ses yeux trahissent une panique palpable.
— Vous voyez… je vous avais dit qu’on allait finir par faire du théâtre de l’absurde dans ce club. Mais là, on est carrément dans un film d’horreur. On va tous mourir, ajoute-t-il dramatiquement en fixant le vide.
Je me retiens de lever les yeux au ciel, mais la tension est clairement montée d’un cran. Victor, toujours aussi enthousiaste, tape dans ses mains un peu trop fort, ce qui nous fait tous sursauter.
— Non, non, je vous assure, c’est loin d’être si compliqué ! Le but, c’est de briser la glace. On va tous se sentir incroyablement bien après, vous verrez.
Mais dans nos regards, il y a peu de signes d’optimisme. Ce type est complètement déconnecté de la réalité. On est le Club des Anxieux Anonymes. Des angoissés ! Pas des apprentis stars du spectacle. Tant qu’il y est, autant nous proposer de faire du saut à l’élastique sans élastique !
C’est à mon tour de réagir vivement :
— Oh non. Non, non, NON. Je ne tomberai pas dans ce piège. Chanter en public ? C’est une blague ?
Je me souviens encore de l’incident de la fête de l’école. J’avais huit ans et mon enseignante, persuadée que présenter un solo m’aiderait à « oublier ma timidité », m’avait jetée sous les projecteurs. Résultat ? J’avais zappé les paroles, l’air, et comment respirer. Paralysée, j’avais lâché mon micro avant de fuir en pleurs dans les coulisses.
Vous imaginez la scène ? Pathétique.
La pièce demeure silencieuse pendant un moment ; chacun de nous semble digérer difficilement la proposition de Victor, lequel paraît totalement convaincu qu’un concours de crêpes ou un karaoké géant pourrait sauver l’affaire de Ferdinand. J’essaie de calmer mon cœur qui bat la chamade et reprends la parole :
— Bon, OK… Restons pragmatiques. Peut-être qu’on pourrait commencer par quelque chose de moins traumatisant pour nos pauvres nerfs ?
Les membres du club me contemplent comme si j’étais une héroïne, mais je n’ose pas croiser leurs regards trop longtemps.
— Oui, voilà, une petite animation plus simple d’abord, acquiesce Louis, qui semble avoir un peu retrouvé ses esprits. Genre une soirée crêpes avec des promotions ? Ou une dégustation ? Pas de karaoké !
Victor ouvre la bouche pour répliquer, mais je le coupe avant qu’il ne prononce un mot.
— On pourrait organiser quelque chose de plus discret. Un truc amusant, mais gérable. On aura le temps de penser à des événements plus… risqués pour la suite. Je propose qu’on réfléchisse à des idées pour la prochaine réunion !
Victor semble hésiter, puis opine du chef avec un sourire éclatant.
— C’est un bon compromis. Mais vous n’échapperez pas au karaoké plus tard, vous en êtes capables. Ayez confiance en vous, mes petits poussins.
Je lève les yeux au ciel, soulagée, mais consciente qu’il faudra encore affronter un tas d’autres défis pour espérer sauver la crêperie.
On peut bien faire ça pour Ferdinand, il a toujours été si gentil avec nous !

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