Chapitre 2
Je passe entre le défilé de mécontents à l’accueil et les caisses, toujours bondées. La sortie sans achat reste bien le seul endroit où l'on n'attend pas. Je crois que je suis garé en E14, moi… Oui, je perçois ma voiture là-bas, à côté de ce vieil Espace et sa galerie de toit. A peu de choses près, on dirait celle de mon père, lorsqu'on a déménagé. C'est à ce moment-là que je suis passé de la théorie à la pratique.
Mon paquet de nerfs et économe de père s'était acharné à réduire les dépenses. Son idée : éviter de louer un camion pour les derniers voyages en utilisant notre Renault. Au final, on a du faire une dizaine d'allers-retours. Des va-et-vient qui l'agaçaient et démontaient à chaque nouveau trajet ses perspectives d'économies. Aussi, en préparant le onzième voyage, il décida qu'il s'agirait du dernier; un aller sans retour. Il chargea la voiture jusqu'au toit et entama un combat acharné avec les extenseurs qu'il tentait, en vain, d'accrocher de l'autre côté de la galerie. Il tirait nerveusement sur les sangles, secouant la voiture dans tous les sens à la recherche des quelques centimètres de mou nécessaires pour amarrer l'autre extrémité. Il avait beau s'agiter, rien ne bougeait. Ce qui l'énervait d'autant plus. Après avoir juré suffisamment pour tous les habitants du quartier, il me demanda de passer de l'autre côté pour l'aider. Je fis le tour de la voiture, côté conducteur. Mon père me donna des consignes que j'avais devinées : "je vais tirer et tu vas déplacer les tendeurs pour me donner de la longueur". Alors, après avoir observé les nœuds d'extenseurs, tendus à l'extrême, je conclus que je ne pouvais rien faire de particulier. Ce que je fis, mais sans le lui dire. A un moment, il s'arrêta de tirer et me demanda si je voyais où ça bloquait. J'attendis quelques secondes, fit mine de toucher au réseau de sangles -même s'il ne me voyait pas derrière la montagne d'objets qui surplombait le toit- et, amusé par ma feinte, lui annonça : "essaie maintenant ? ". Il tira d'un coup sec, gagna quelques centimètres de longueur et parvint à accrocher le tendeur. D’autres tensions se relâchèrent par la même occasion et ce, sans rien faire.
La situation s'était débloquée parce que je n'avais rien fait. Et qu'il n'en a jamais rien su.
Les mois qui suivirent, j'expérimentais cette hypothèse chez moi, dans mon quotidien. A chaque fois, elle se vérifiait. Comme ce jour où ma mère recevait toute la famille à la maison. Affairée de toutes parts, elle m'avait demandé de finir la cuisson de son plat en ajoutant les épices de mon choix. Une fois à table, tous étaient émerveillés par les accords subtils que j'avais créés, et grand-père le premier. Ils trouvaient le plat excellent sans pour autant parvenir à distinguer ce que j'avais bien pu ajouter. Et pour cause : je n'y avais strictement rien apporté.
Une autre fois, j'étais invité à la soirée d'anniversaire d'Emilie. On s’était perdu de vue depuis longtemps. Ne sachant pas quoi lui offrir, contrairement aux autres qui, en arrivant, étaient fiers de montrer leur niveau de dépenses ou d'originalité à travers leurs présents, moi, d'entrée je lui ai dit : " Je suis désolé, j'ai rien apporté. Et en fait, c'est pas vrai : je ne suis même pas désolé ". Ces premiers mots l'ont fait sourire, ma présence seule lui suffisait. Plus tard, elle se confia à moi. Je me souviens de ses derniers mots " Si tu m'avais offert un cadeau, comme les autres, je l'aurais vraiment mal pris. Parce que notre histoire, elle te ressemble. Elle est pas comme les autres." Je n'avais rien trouvé à lui répondre. C'était très bien comme ça...
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