Chapitre 1

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Ce matin encore, Wilfried n’était pas là. Physiquement, oui : tout au fond de l’amphi de L2, entre deux rangées de chaises en plastique qui grincent. Mais dans sa tête, il était ailleurs. Toujours ailleurs. À ressasser des numéros qui ne répondaient jamais, des sourires qui s’effaçaient, promesses de « je t’appelle » qui finissaient dans le vide.

Monsieur Koffi, le prof d’arithmétique, posait sa question rituelle :

« Qui veut venir au tableau pour le PGCD de 138 et 37 ? Algorithme d’Euclide, hein, pas de calculatrice. »

Silence de mort. Puis une main se leva. Un gars du milieu se dévoua, résolut l’exercice sous les piques habituelles du prof. Tout le monde souffla. La cloche sonna enfin.

Wilfried sortit avec la bande des cinq – ceux qu’il n’appelait jamais « amis ».

Il y avait :

- Lui, 19 ans, sorti d’un lycée chic, mais toujours regardé comme un intrus ici.

- Mamadou, l’ancien, beau gosse, grande gueule, déjà couché avec deux aînées de L3.

- Orianne, 21 ans, fille de la directrice, peau d’ébène luisante, formes qui rendaient fou la moitié du campus. Elle avait friendzoné Wilfried avec une douceur chirurgicale. Marcher à ses côtés était une punition quotidienne qu’il s’infligeait Wilfried en silence.

- Les jumeaux Alexandre et Souleymane, alias « les Tornades » : là où ils passaient, c’était soit fou rire, soit baston.

Direction le petit maquis à côté du campus. Attiéké-poisson braisé, alloco, piment à mort. On parla du match de l’ASEC contre l’Africa, on rigola fort. Wilfried hochait la tête avec un temps de retard. Dans sa tête, une seule certitude : « Dès qu’un de nous redouble, cette amitié vole en éclats. » Il avait déjà tout simulé. Anticiper le pire pour ne pas souffrir : c’était sa spécialité. Le prix ? Une insensibilité qui grandissait chaque jour un peu plus.

Sur le chemin du retour, il la vit.

Elle. La fille au faux numéro. Celle qui l’avait bloqué partout après lui avoir souri comme si elle allait changer sa vie. Son cœur fit un bond, puis se durcit aussitôt. Les souvenirs revinrent en rafale : la honte, la colère, le serment qu’il s’était fait : « Plus jamais je n’aborde une fille dans la rue. »

Mamadou, flair de chien de chasse, repéra tout de suite la direction de son regard.

« Eh fréro ! Ton style à 100 % : petite, poitrine généreuse, fesses qui parlent… Vas-y, gère ! »

Wilfried secoua la tête. « Déjà fait. Elle m’a posé un lapin monumental. Laisse tomber. »

Les jumeaux explosèrent :

« QUOI ? Elle t’a ghosté ?! On est des frères ou quoi ? Faut la venger ! On lui fait un chêp ! »

Un chêp. Tout le monde connaissait le principe : un mec drague, la fille dit oui pour rentrer, et il débarque avec toute la bande pour la passer à la chaîne. Certaines finissent enceintes sans savoir de qui. D’autres se suicident.

Mamadou bomba le torse, déjà en route vers elle.

Wilfried lui saisit son bras. Violemment. Ses doigts s’enfoncèrent comme des serres.

Mamadou se retourna. Et croisa le regard de Wilfried.

Un regard noir. Glacial. Un regard qui n’avait plus rien d’humain.

« Elle n’en vaut pas la peine », dit Wilfried d’une voix si basse qu’elle semblait venir du fond d’un puits.

Les jumeaux se figèrent. Même le bruit de la rue parut s’éteindre.

Mamadou tenta de plaisanter, mais sa voix trembla :

« Lâche-moi, mec… On veut juste te venger, et toi tu joues les saints-nitouches ? »

Wilfried répéta, plus lentement, en détachant chaque syllabe :

« Elle… n’en… vaut… pas… la… peine. »

Puis il lâcha le bras. Lentement.

Mamadou recula d’un pas, frottant son poignet.

« T’es vraiment bizarre, toi… Pas étonnant qu’Orianne t’ait friendzoné. T’es trop… mou. »

Wilfried haussa les épaules. Tourna les talons. S’éloigna seul vers l’entrée du campus.

À vingt mètres plus loin, Orianne, qui revenait avec des bouteilles d’eau (le piment avait brûlé tout le monde), avait tout vu. Elle resta plantée là, les bouteilles à la main, le cœur battant un peu trop fort.

Pour la première fois, elle venait de voir un autre Wilfried. Un Wilfried dangereux. Un Wilfried… fascinant.

Et quelque chose en elle, qu’elle refusait encore d’admettre, venait de basculer.

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