Pluie d'automne

7 minutes de lecture

C’était un froid jour d’automne. L’hiver approchait et le givre parait le tapis de feuilles mortes qui recouvrait la route. Une diligence, modeste mais confortable, parvenait au bout de son voyage. Ses larges roues faisaient craquer la boue gelée et laissait de profondes ornières derrière elle, trahissant le poids de ses trois occupants. Le cocher, un homme d’âge mûr, pressait les deux chevaux qui s’ébrouaient, pressés de trouver de chaudes écuries et un box confortable, avec avoine et luzerne à volonté. L’homme aussi, l’œil posé sur le ciel qui s’assombrissait, espérait que la route se finirait vite. La pluie les ralentirait encore et Leurs Majestés devraient attendre un peu plus. Ils avaient déjà du retard et ne s’attarderaient pas, ce qui risquait d’offenser encore plus ces bonnes âmes, et par conséquent de noircir encore un peu plus l’avenir de sa jeune maîtresse.

Il s’y était attaché, à cette petite fille, et il partageait la souffrance de ses maîtres, de devoir s’en séparer. Mais tel était le devoir de la noblesse et la future baronne Hillisea ne pouvait s’y soustraire. Pour la prospérité de leurs gens, de leurs terres et de leur famille, Els Mae Hillisea irait servir la famille royale, seule. La fragilité de sa mère était connue et la forçait à se tenir loin de la société et de toute source de maladie. Ce voyage qu’elle faisait vers la capitale serait probablement l’un des derniers et le temps n’était pas vraiment propice à sa santé. Elle toussait depuis plusieurs jours déjà et elle avait beau cacher les difficultés qu’elle avait à respirer, nul ne pouvait s’y tromper. Bientôt, il faudrait l’aliter et lui faire avaler du bouillon, respirer des décoctions médicinales et la laisser se reposer.

Ç'avait toujours été ainsi. La baronne avait l’esprit vif mais le corps faible et son mari l’avait aimée malgré cela. Devenu baron, il avait manqué de jugeote et de doigté, sa femme le soutenait dans toutes ses entreprises et ne laissait jamais de le surprendre en lui proposant d’autres alternatives pour parvenir à ses fins. Tout le personnel de leur humble manoir s’enorgueillissait d’être indispensable au service d’un couple aussi fusionnel et équilibré, qui menait sa barque tranquillement sur le fleuve de la vie, naviguant prudemment entre les maladies et les catastrophes.

La naissance de leur jeune maîtresse avait été une bénédiction pour tous. En un rien de temps, elle était devenue l’enfant de la maison, choyée et appréciée de tous malgré le chaos qu’elle laissait derrière elle et ses multiples aventures périlleuses qui auraient tout à fait pu mal se terminer. Cela aurait fait dix ans qu’elle apportait vie et animation au manoir, dix ans qu’ils lui couraient après dans les allées fleuries et la rattrapaient avant qu’elle ne se noie dans une fontaine ou ne se jette sous les roues d’un carrosse. Dix années épuisantes, mais que personne ne regrettait. Les suivantes leur sembleraient simplement plus calmes.

Plus calmes, oui, mais sans regrets. Leurs maîtres avaient agi tel que l’ordonne la loi et le code d’honneur. Ils ne pouvaient faire autrement sans risquer le déshonneur, la honte et la perte de leurs terres. N’ayant jamais été très riches, le peu d’argent qu’ils obtenaient de leur commerce extérieur couvrait à peine les dépenses nécessaires aux rénovations et au renouvellement des plantations et des troupeaux. Eux-mêmes vivaient de façon très sobre, loin du train somptueux de la cour et des extravagances des familles les plus renommées. La petite comprenait tout ça, évidemment. Elle leur avait promis de faire de son mieux, qu’elle serait sage et qu’elle obéirait au doigt et à l’œil. Cela avait fait sourire sa mère et son père lui avait ébouriffé les cheveux. C’était tout ce qu’on lui demandait, et c’était déjà beaucoup pour une petite fille de son âge.

Ils arrivèrent en ville juste avant la pluie et n’essuyèrent que quelques gouttes au moment de passer les contrôles nécessaires à l’entrée dans le périmètre du château. On les annonça, ils arrivaient à peine que, sous la colonnade sombre, on vit se distinguer l’ombre d’un couple qui sortait à toute allure du palais pour les accueillir.

Immédiatement, mère et fille s’assurèrent que leurs rubans n’étaient pas de travers, leurs jupes en ordre et leurs coiffures convenables malgré l’obscurité et l’humidité, et le baron se découvrit humblement afin de se fendre, dans un bel ensemble familial, dans une profonde révérence.

« Vos Majestés, c’est un honneur insigne que de pouvoir vous confier notre fille. »

Sa femme leva les yeux au ciel en le voyant faire preuve de tant de manières et pourtant de si peu de diplomatie.

« C’est donc elle, murmura le Roi en se retournant vers sa femme. Tu vois, le portraitiste avait raison, elle a la beauté de sa mère.

— Arsène, répond au moins à ce pauvre baron, qu’il ne reste pas tout tordu sous la pluie. Et puis, à dire ça, tu vas faire peur à Sigrid. »

Tout en disant cela, elle sortit une petite silhouette de derrière ses jupes, une jeune fille aux minuscules boucles dorées arrangées de manière à cacher l’un de ses yeux et toute couverte de rubans et d’étoffes. Elle tenait, serrée dans son poing, un livre de fables dans lequel elle marquait sa page avec son doigt.

« Regarde, ma fille, ce sera ta nouvelle compagne de jeu.

— Bien le bonjour, bougonna-t-elle avec une rapide révérence et en braquant son œil vert droit sur la petite fille qui lui faisait face.

— Enchantée de faire votre connaissance, Votre Altesse. Je suis Els Mae Hillisea, fille du baron Eliott Hillisea. Je suis honorée de pouvoir vous servir. »

La jeune fille se fendit d’une révérence qui aurait été extravagante si elle n’avait pas été sincère, ce qui lui permit d’éviter le sourire compatissant de la Reine et le visage crispé et gêné de son propre père. Ce furent les quelques mots bourdonnés par la Princesse qui firent se redresser la petite tête brune au grand sourire et sa propre mère dissimula sa tendresse sous un mouchoir parfumé. Elle se retenait à l’épaule de son mari, pourtant plus petit, pour ne pas montrer de signe de faiblesse.

« Entrez, venez vous reposer à l’intérieur. C’est un long voyage que vous venez de faire, vous devez avoir besoin de repos. Monsieur le baron, madame la baronne, l’intendant vous mènera à vos chambres. Quant à vous, mademoiselle, c’est la princesse en personne qui vous montrera vos quartiers afin de se faire pardonner sa mauvaise humeur. Peut-être vous expliquera-t-elle plus en détails le fonctionnement du palais et le rôle que vous y tiendrez. »

La petite fille aux boucles blondes s’inclina, salua les visiteurs d’un simple mouvement de la tête et fit la révérence à ses parents, avant de rentrer au château, son livre serré sur la poitrine. La baronne poussa légèrement sa fille pour qu’elle la suive, la petite fille salua dignement les nobles personnages qu’elle avait en face d’elle avant de se lancer à la poursuite de la princesse.

Restés seuls, à l’abri de la pluie, les deux couples se sourirent. La Reine s’avança vers la baronne et lui prit la main.

« Cela faisait longtemps, n’est-ce pas ? lui murmura-t-elle avec un doux sourire.

— C’est vrai, soupira-t-elle doucement. Vous m’avez manqué, tous les deux. Cependant, toute cette mise en scène était-elle nécessaire ? »

Le couple royal échangea un regard et le Roi Arsène secoua la tête.

« Sigrid nous en aurait voulu si nous avions fait autrement. Elle a des idées… Très arrêtées sur le protocole. Ça ne l’empêche pas d’être une petite fille, parfois, mais elle est si rigoureuse… »

Le baron sourit, toujours très droit et mal à l’aise dans son costume rigide.

« Ce n’est pas un mal non plus, n’est-ce pas ? Après tout, c’est ainsi qu’est rythmée votre vie, il faut bien qu’elle s’y habitue. Elle apprendra la souplesse en grandissant. Et puis, ça ne fera pas de mal à notre fille, un peu de tenue...

— Vous n’avez pas tort, s’esclaffa la Reine. J’espère simplement qu’elle ne va pas trop en vouloir à votre petite Els… Je serais triste de savoir que la fille d’une amie aussi chère est maltraitée par ma propre enfant.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, ma chère Altesse, lui répondit la baronne avec un sourire espiègle, Els n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. C’est plutôt pour la princesse que je m’inquiète…

— Allons, ne vous en faites pas ma chère Laure. Je suis sûre qu’elles finiront par s’entendre comme vous et moi. Venez vous réchauffer à l’intérieur, j’ai déjà fait prévenir le médecin de votre arrivée, il vous auscultera dès que possible. »

Elles s’avancèrent de quelques pas, suivies par le mari de la baronne, dont les sourcils froncés assombrissait le visage. La Reine échangea un regard avec son amie et interpela son mari.

« Monsieur le Baron souhaitera sans doute assister au coucher du Roi, vous devriez l’y inviter, mon ami. »

Le Roi hocha la tête et fit signe à son invité de rentrer avec lui, tout en lui glissant une main sur l’épaule. Ils firent quelques pas.

« Peut-être souhaitera-t-il également que nous échangions quelques mots avant cela ? J’ai demandé aux cuisines de nous monter une bouteille d’une fameuse cuvée produite sur vos terres, baron Eliott, que diriez-vous de nous instruire plus amplement de vos affaires ?

— Ce sera avec plaisir, bredouilla l’homme en repoussant respectueusement l’offre et la main qui le poussait, dès que je serai rassuré sur la condition de mon épouse. Le voyage l’a considérablement affaiblie, je serais un bien piètre mari si je ne m’assurais pas de sa santé dans de telles conditions.

— Soit. Vous êtes néanmoins le bienvenu si vous souhaitez vous joindre à moi, soyez-en assuré. »

La baronne soupira et lui fit signe d’aller avec le Roi. Malgré les cernes qui ternissaient son teint de porcelaine, elle avait un sourire crispé, presque agacé sur ses lèvres pâles.

« Ne vous préoccupez pas tant de moi, très cher. Élise et moi devons rattraper le temps perdu et je sais que vous adorez votre vin. Mon état de santé n’est pas si préoccupant, nul besoin de vous inquiéter autant. Allez, nous repartirons bien trop tôt pour que vous ne profitiez pas du temps passé ici.

— Alors je me dois d’accepter votre invitation, Votre Majesté. »

Et bras dessus, bras dessous, les deux couples se séparèrent en bavardant, tous espérant que leurs enfants n’étaient pas trop désagréables avec celle des autres.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Renouveau ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0