Autant en emporte le vent

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C’est en regardant s’éloigner la calèche dans laquelle elle était venue qu’Els réalisa à quel point sa solitude allait être importante. Elle n’avait jamais été vraiment seule. Il y avait toujours eu quelqu’un qu’elle connaissait, près d’elle. Parents, serviteurs, tous étaient nécessaires au fonctionnement de leur seigneurie. Elle, cependant, ne l’était pas. C’était pour cette raison qu’elle devait se former auprès des meilleurs, au château.

On lui avait demandé d’être gentille avec la princesse. De respecter son rôle, son nom, ses idées. Mais Els n’en avait pas envie. Cette fille n’était pas drôle. Elle ne souriait jamais, elle parlait à peine, ne jouait avec personne, ne courait pas, ne riait que pour se moquer des autres et passait ses journées enfermée dans sa chambre. Comment pouvait-elle s’entendre avec elle ? Et puis elle aussi avait des choses à faire, des cours à suivre. Des mathématiques aux cours de danse et autres initiations à l’escrime, elle avait demandé à son nouveau précepteur si elle pouvait suivre l’ensemble des cours normalement dispensés aux jeunes gens supposés hériter d’un titre. Si son précepteur avait eu l’air surpris, sa discussion en aparté avec Leurs Majestés semblait lui avoir apporté les réponses qu’il cherchait et il avait accepté. En contrepartie, elle devait être exemplaire et se montrer assidue en classe.

C’était un défi qu’Els souhaitait relever. De toute façon, elle ne souhaitait pas lier de liens avec cet endroit. Ses parents le lui avaient dit, elle rentrerait bientôt. Tout ce qu’elle devait faire, c’était renforcer ses connaissances et devenir suffisamment forte pour les soutenir et redorer leur blason. Si leur modestie n’était pas un malheur, elle avait du mal à la considérer comme une bénédiction. Ce qu’elle voyait autour d’elle la confortait dans son impression. Serviteurs, nourriture, décors, professeurs, tout cela était d’une meilleure qualité ici.

Même si la vue de sa fenêtre n’égalait pas celle de sa chambre.

Depuis une semaine qu’elle était là, elle avait un peu exploré le château, et le paysage qu’elle préférait, c’était celui que l’on pouvait observer de la chambre de la princesse Sigrid, qui donnait sur le parc, et notamment sur la magnifique végétation qui dormait au milieu de la cour. Elle élégamment entretenue chaque jour par une armée de botanistes et de paysagistes chargés de veiller aux couleurs et à la floraison de leurs protégés. Ce jardin évoluait constamment et Els adorait s’y promener et y étudier les langues étrangères. Elle les entendait mieux dans ce sanctuaire végétal, s’y confrontait plus efficacement, tout comme elle préférait observer en cachette les hommes s’exercer aux armes sur la place plutôt que de lire des traités sur l’art de la guerre. C’était en forgeant qu’elle deviendrait forgeronne.

Et puis, elle ne voyait pas ce qu’un livre pouvait bien avoir à lui offrir. Ils étaient lourds, ennuyants, pleins de mots et une fois finalement fini, elle n’était pas plus avancée. Difficile de visualiser et de comprendre avec ces objets. Et les exercices de son professeur n’étaient pas toujours faciles à appréhender non plus, il fallait avouer qu’elle avait du mal.

Mais la princesse Sigrid… La princesse Sigrid, elle, n’utilisait presque que ça. Peut-être qu’elle pouvait l’aider. Même si elle la détestait probablement fondamentalement. Elle ne lui avait plus adressé la parole depuis qu’elle l’avait menée à ses appartements, une toute petite chambre juste à côté des quartiers des serviteurs. Elles avaient des cours ensemble, mais même en ces occasions elle l’ignorait parfaitement, et Els ne voulait la déranger, et encore moins se faire rappeler à l’ordre par son professeur, envers lequel elle avait déjà une dette.

Cependant, Sigrid semblait la fuir. Chaque fois qu’elle l’avait cherchée, sur demande de ses parents, elle avait été incapable de la trouver. Le château tout entier avait été plus de dix ans durant son terrain de jeu, elle en connaissait chaque recoin, les habitudes, les occupants, tandis qu’Els peinait déjà à se souvenir des couloirs menant à sa chambre. Vraiment, cette fille n’était pas sociable. Mais ses parents voulaient qu’elle s’entende bien avec la princesse. Si elle ne faisait pas d’efforts, elle ne pourrait pas exaucer leur vœu. D’autant plus, qu’à cette heure-là, elle savait comment la trouver. Il lui suffisait de suivre la femme de chambre qui viendrait prendre les gâteaux qu’elle mangeait toujours à l’heure du thé.

Rien de bien complexe pour une jeune fille qui avait déjà ses habitudes de ce côté-là du palais. Avec son physique de paysanne, qu’elle tenait de son père, la petite fille brune et aux yeux mal ouverts n’avait qu’à ôter les rubans de ses cheveux et se mettre une de ses anciennes toilettes pour passer pour l’une des leurs. Elle se glissait souvent dans les cuisines pour entendre le cuisinier parler. Il avait un drôle d’accent, et elle savait qu’il venait d’un pays étranger. Il n’y avait que dans ces lieux qu’il se laissait aller à parler sa langue natale avec une clarté que la jeune fille lui enviait. Elle faisait donc mine de travailler et laissait traîner ses oreilles en toute impunité. Et sa présence, si elle ne passait pas inaperçue, restait tolérée tant qu’elle ne gênait personne et qu’elle accomplissait les petites tâches que l’on lui confiait .

Son professeur avait remarqué ses progrès et commenté qu’elle avait un étrange accent pour quelqu’un qui commençait à apprendre, mais il n’avait rien dit de plus, alors que Sigrid lui avait jeté un regard noir et s’était ensuite acharnée à répondre correctement à toutes les questions de leur professeur. Douce avait dû être sa vengeance, car Els en était incapable et cela lui déplaisait franchement.

Et leur rivalité durait encore lorsque la jeune héritière se rendit, en suivant une servante, à la bibliothèque. Elle suivit le plateau en faisant mine de rien, mais bouscula par inadvertance la pauvre femme qui retournait aux cuisines. Elle lui lança un regard surpris lorsque, discrètement, elle l’observa courir vers la fenêtre aux lourds rideaux à côté de laquelle elle venait de poser les biscuits. Elle la vit repousser le velours et tourna les talons avec un sourire au moment où elle entendit maugréer sa maîtresse, refermant discrètement la grande porte derrière elle.

« Qu’est-ce que vous faites là, Els ? soupira la princesse en descendant du rebord de la fenêtre et en époussetant ses jupes.

— C’est que… J’avais une question à vous poser, princesse ! »

Il y eut un silence. D’habitude, la petite fille n’avait aucun mal à parler sans cesse et à exprimer ses envies, mais devant la princesse, elle ne savait jamais si elle devait lui parler comme à une adulte ou comme à une camarade. Son comportement lui paraissait si instable, inadéquat et pourtant cohérent, qu’elle se sentait mal à l’aise en sa présence. Elle se demanda si ce sentiment était réciproque.

Mais Sigrid commençait surtout à s’impatienter. Elle n’appréciait pas vraiment l’hésitation et considérait que le silence devait être utilisé à bon escient. Et celui-ci commençait à s’éterniser.

« Vous avez une question ? Alors posez-la et laissez-moi tranquille. Et ne parlez à personne de cet endroit. Sinon...

— Sinon ? s’enquit Els, étonnée de l’entendre s’interrompre.

— Sinon… Sinon… »

Il y eut de nouveau un silence. La princesse baissa les yeux, se mit à rougir, se retourna et se cacha le visage dans ses mains, pétrifiée devant son propre silence. Elle ne savait rien de cette nouvelle venue. Rien de choquant qui ne se sache déjà. Elle avait certes des difficultés en classe, mais rien d’irréversible. Cette fille était simplement… Trop sincère pour qu’elle puisse la forcer à taire son secret. Il lui faudrait changer de cachette et s’assurer qu’elle ne la trouverait pas. Tant pis.

« Je ne dirai rien si vous voulez bien m’aider, lui assura soudainement son interlocutrice.

— Qu’est-ce que vous cherchez à faire ? répliqua la princesse, méfiante.

— S’il vous plaît, expliquez-moi comment vous arrivez à savoir tout ça juste en lisant des livres ! »

Sigrid la regarda avec mépris, une moue incertaine sur le visage.

« Vous voulez… que je vous... apprenne... à apprendre... dans les livres ?

— C’est ça !

— Mais… Vous… Vous êtes stupide ? »

La princesse ne parvint pas à garder son calme face. Elle avait en face d’elle une fille qui lui semblait avec l’intelligence d’une chaussure à rubans. Comment avait-elle pu arriver si haut, obtenir un niveau acceptable pour partager son professeur ? Pourquoi sa mère tenait tant à ce qu’elles se rapprochent ? Elles étaient opposées, pas complémentaires !

« C’est pourtant évident ! s’emporta-t-elle brusquement. Tout le monde n’apprends pas pareil, ne croyez pas qu’il n’y a qu’une façon de faire les choses ! Moi, j’apprends dans les livres. Vous… Ce n’est clairement pas votre cas. Vous apprenez autrement. Sans doute...

— Oui, par la pratique ! la coupa Els, dont les yeux brillaient d’admiration. »

Un ange passa. Le visage jusque-là calme et paisible de Sigrid vit son sourire se forcer et ses sourcils se froncer.

« Si tu le sais déjà, pourquoi tu me poses la question ?

— Parce qu’il y a plein de choses que je n’arrive pas à apprendre comme ça…

— Et c’est mon aide que tu demandes ?

— Oui ! »

L’air à la fois rassuré et ravi de son interlocutrice surprit la princesse. À vrai dire, elle rayonnait. Un peu trop peut-être pour que ce soit convenant, voire simplement tolérable, mais étrangement, la voir heureuse rassura la petite fille taciturne. Et malgré son soupir défait, un sourire presque chaleureux se glissa dans sa voix lorsqu’elle accéda à sa requête.

« Très bien. Puisque je n’ai pas le choix. »

Elles échangèrent un regard. Els hocha la tête, plissa les yeux, avant de demander innocemment :

« Je peux vous tutoyer, Altesse ? »

Sigrid rougit brusquement, se rendant compte de l’entorse qu’elle avait faite inconsciemment sous l’effet de la colère, et détourna son visage pour croquer dans un biscuit. Elle remonta sur le bord de la fenêtre et tira le rideau, avant de bougonner :

« Si vous voulez.

— Je peux alors ?

— Je n’aime pas me répéter. Mais essayez… Essaie de ne pas le faire trop souvent. Je ne voudrais pas que ça s’ébruite.

— Promis ! »

Et ainsi fut scellée l’alliance entre la future baronne et la future princesse, la promesse de liens forgés au feu de l’effort et des tasses de thé renversées, des miettes de biscuits et des livres ancestraux.

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