Cartographie du Givre

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Un messager partit ce jour-là. Il annonçait au Roi Arsène la venue d’Els et d’une escorte limitée, qui se réduisait à son professeur et à un soldat, afin de lui venir en aide de la manière la plus rapide et la plus efficace possible.

Les négociations entre Els et Sigrid avaient duré toute la matinée, en présence de la Reine Elise, qui avait elle-même rédigé la missive envoyée à son mari. Avaient ensuite été convoqués les partis concernés, leur professeur, Jorgen Fensalir, surnommé « le Fer de Lance du Royaume », et un autre de ses élèves, plus jeune mais tout aussi talentueux, et qui manquait, selon son professeur, d’expérience en combat réel. Il souhaitait profiter de cette expédition qu’il reconnaissait comme périlleuse pour enseigner à ses deux élèves une notion capitale, et regrettait d’ailleurs de ne pouvoir emmener Sigrid, tout en comprenant que la situation ne le permettait pas.

Les préparatifs avaient été rapides, Els n’ayant que peu de possessions importantes, le vétéran étant rompu à cet exercice et son élève connaissant l’exigence de son maître. Leur plan de route établi, ils durent cependant attendre le lendemain matin, les soirs d’hiver tombant vite et ne leur permettant pas de chevaucher suffisamment longuement pour atteindre une ville ou un campement sécurisé. C’avait été un des points centraux sur lequel Sigrid avait refusé de céder : leur sécurité était prioritaire. En cas de danger, ils devaient à tout prix prendre la décision qui leur permettrait de revenir ou de parvenir à destination sains et saufs. Et ça n’était pas une option.

Le lendemain matin, au lever du jour, le petit groupe, armé et emmitouflé dans d’épaisses capes et armures, leur monture en main, salua la princesse, se mit en selle puis en route. Ils en avaient pour quelques trois semaines de voyage, s’ils considéraient les enjeux météorologiques qui allaient sans nul doute rallonger leur chemin. La montagne n’était pas sûre, avalanches et éboulements pouvaient survenir s’ils manquaient de prudence, et les routes elles-mêmes n’étaient pas sans danger. Une chose était certaine, les trois semaines qu’ils prévoyaient ne seraient pas de trop pour arriver au château d’Enkidi, quand bien même en été il ne leur en aurait fallu que la moitié.

Néanmoins, le voyage commença tout à fait paisiblement. Les premiers jours furent les plus faciles, les montures étaient fraîches, les provisions nombreuses et l’hiver sec. Le froid mordant, contre lequel leurs chevaux étaient sommairement protégés, fatigua considérablement l’ensemble de la troupe qui se réjouissait toujours des haltes dans les auberges, le soir venu. Si le maître et ses élèves trouvaient un certain réconfort dans les repas chauds et les lits confortables que l’on arrangeait pour eux, les deux jeunes étaient souvent interpellés par d’autres jeunes, des aventuriers, des voyageurs, des chevaliers errants à la recherche d’aventure, et on leur offrait souvent un verre. Els ne céda jamais à ces offres parfois très pressantes et quittait toujours la table avant que les choses ne dégénèrent, à la grande fierté de son maître, qui se gardait bien d’intervenir tant que l’honneur de ses apprentis étais sauf.

Il voulait qu’ils fassent eux-même l’expérience de la route, de ses hauts et de ses bas. L’alcool était un des risques. Il en avait vu sombrer, des valeureux, des vaillants, des arrogants. Il en avait vu partir, encore chancelants, et négliger leur sécurité. Il en avait vu partir sans jamais revenir, revenir profondément changés, blessés, tourmentés. Il les en garderait, de ces tourments, mais pas sans qu’ils n’en comprennent eux-même les risques. Voilà pourquoi il était là.

Voilà aussi pourquoi il n’empêcha pas son élève prometteur de se retrouver avec la gueule de bois au matin du troisième jour. Els également s’en rendit compte, un soir où, bercée par la douce chaleur du feu et après un copieux repas, elle s’endormit sur un banc, dans la salle commune. Grâce aux bons soins de Jorgen, ni l’un ni l’autre n’eurent à se plaindre de comportements déplacés ou de scènes de violences. La simple présence de cet homme respectable et respecté entre tous semblait comme sanctuariser l’établissement où il se rendait. Financé par la Reine elle-même, il connaissait bien les routes et les villages et savait toujours où aller, où s’arrêter sans pour autant jeter son argent par les fenêtres.

Si la première semaine, ils profitèrent d’un temps froid, sec et lumineux pour descendre de la montagne où était perchée le palais royal, ce qui leur permit de contempler les reflets du soleil sur la neige immaculée et le tranchant de ces éléments sur la montagne noire qui scintillait au loin sous les branches nues, la deuxième semaine les prit par surprise. Un vent violent et humide frappa brusquement la région. La neige se mit à tomber à gros flocons, recouvrant le sol et la piste d’une dizaine de centimètres de poudre blanche qui faisait trébucher les chevaux. Elle tint au sol presque immédiatement, et ce fut comme si le monde avait changé de visage.

Les villes calmes et joyeuses devinrent à la tombée de la nuit des cimetières où des silhouettes fantomatiques se glissaient d’un endroit à un autre. Les écuries, les étables se changèrent en des refuges pour ceux qui n’en avaient plus et il fallait souvent les déloger pour pouvoir installer les montures. On les chassait à grand cris, les repoussant vers les rues tristes et glaciales, condamnés à dormir dans une sépulture neigeuse. Ils avaient beau supplier, l’hiver était difficile pour tous, et le pain pouvait devenir une denrée rare, surtout en ces temps de crise politique. La méfiance également était de mise. On ne sortait ni sans arme ni sans prière, et encore moins sans donner sa destination et son itinéraire à ses proches.

Avec l’hiver, c’était l’insécurité qui reprenait ses droits, malgré les patrouilles, les réserves de nourriture et les fonds investis dans diverses autres politiques qui étaient en train de se mettre en œuvre. Les villages se préparaient aux attaques d’animaux sauvages et de bandits, renforçaient leurs défenses et embauchaient, lorsqu’ils le pouvaient, des mercenaires pour protéger leur enceinte. Les nobles les moins altruistes se retranchaient dans leurs châteaux, les religieux faisaient œuvre de charité et des distributions de pain et de soupe avaient lieu dans les villes les mieux pourvues. Dans les auberges, le poisson remplaça le gibier et les poireaux, navets et autres céleris remplacèrent les habituelles carottes et pommes de terre qu’Els préféraient. L’agressivité des voyageurs et la tension étaient également exacerbés, et les bon moments des premiers jours disparurent.

À l’intérieur comme à l’extérieur, l’atmosphère s’était rafraîchie. On partait tôt, on se couchait tôt, on mangeait en silence, on buvait en silence, on lançait des regards suspicieux aux autres groupes. Rien ne disait qu’ils n’allaient pas voler, massacrer ou brigander sur les routes et qu’on ne les rencontrerait pas le lendemain matin, l’arme à la main. L’hiver, le travail aux champs était moindre et les plus pauvres ne trouvant plus de travaux bien payés et rémunérés n’avaient d’autre choix que de se tourner vers l’illégalité. Els le savait. Jorgen et son apprenti le savaient. La Reine elle-même le savait. Mais il n’y avait rien qu’ils puissent faire. Rien qui permette de changer immédiatement leur situation. Cet hiver, des gens mourraient. C’était la réalité.

Chaque fois qu’elle en avait parlé avec Sigrid, elles étaient parvenues à cette même conclusion. Elles ne pouvaient pas changer le monde avec simplement de bonnes intentions. Il faudrait endurer les pénuries, les privations, le danger, la souffrance, le froid. Tenir jusqu’aux beaux jours. S’accrocher. Ne pas trop douter et continuer à avancer, malgré tout. Et avec le temps et une politique adaptée, elles parviendraient à faire évoluer les choses.

Mais entre les informations qu’elles recevaient et l’expérience directe, le choc n’était pas le même. Les visages, les odeurs, les regards, les sanglots, les cris, les tremblements… Ces gens ne pouvaient pas s’en sortir sans leur aide et pourtant, Els ne pouvait rien faire de plus que ce qu’elle avait déjà fait. Tous les processus étaient en cours. Elle ne pouvait cependant pas les regarder, prendre leurs mains dans les siennes et leur promettre que tout s’arrangerait, qu’il suffisait d’être patient. Combien de temps ? Combien de temps, se demandait-elle encore et encore, en voyant se succéder les villes, les villages, les pauvres et les riches, les malades et les bien portants, ceux qui se débattaient avec leur chance et ceux qui profitaient de leur confort, combien de temps avant qu’ils ne puissent tous avoir une chance de passer l’hiver ? Il ne fallait qu’une flamme pour réduire les efforts d’une vie en cendres.

Elle le savait.

Il lui faudrait tenir. Car si la guerre arrivait jusqu’ici, la faim et le froid n’en seraient que pire, et la peur viendrait rejoindre ses sœurs. Il ne fallait pas que la neige, si pure, si glaciale, ne se teinte d’encore plus de sang.

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