Reprendre la Route

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Les jours passèrent, lentement, sûrement. Linden quittait souvent la maison sous prétexte d’aller aider ses parents aux champs, mais Els savait pertinemment qu’il se rendait, lorsqu’il faisait beau, au pied d’un des arbres qu’elle avait aperçu en arrivant, un jeune tilleul dont les branches nues formaient comme un nuage grisâtre au-dessus de sa tête. Il prenait un livre, mais il ne le lisait pas. Depuis une semaine, elle avait l’impression qu’il l’ouvrait à une page au hasard et passait le plus clair de son temps les yeux dans le vide. Quand il n’était pas sous cet arbre, il vérifiait que la monture d’Els guérissait correctement, la pansait, la nourrissait et en profitait pour lui parler.

La jeune fille tentait de mieux le comprendre en l’observant. Elle n’était jamais assez proche pour l’entendre, mais elle voyait dans ses gestes qu’il prenait bien soin de son cheval. Ses parents avaient raison, il savait s’y prendre, il savait cuisiner, et elle doutait qu’il soit aussi prompt à changer d’avis qu’il le lui avait suggéré. Au contraire, ses séances de lecture semblaient le torturer, et lorsqu’il en rentrait, poussé par les intempéries le plus souvent, ou parce qu’il voyait ses parents rentrer, son front était toujours marqué de ces rides franches qu’elle avait si souvent vues sur le front de Sigrid. Il semblait tourmenté, et il l’évitait de manière tellement évidente qu’elle se doutait de ce à quoi il réfléchissait.

Malgré cela, il ne lui parlait jamais autrement qu’il l’avait fait depuis leur rencontre, il riait et gardait toujours ses distances, même lorsqu’elle lui parlait de choses qu’elle n’avait jamais dites qu’à Sigrid. Il ne parlait plus tant, il rêvassait parfois tellement qu’il faisait tomber des choses ou marchait sur une poule, et passait ensuite une bonne minute à s’excuser. Pourtant, il se raidissait chaque fois qu’Els lui proposait son aide ou se rapprochait un peu trop de lui. Il semblait non pas la craindre, mais la mettre à l’écart, comme s’il attendait de prendre une décision quant au traitement à lui réserver.

Et puis vint le matin où il constata que son patient ne boitait plus et ne souffrait plus de sa blessure. Il mena toutes les vérifications auxquelles il pouvait penser, avant de soupirer. La jument d’Els était parfaitement remise. Elles repartiraient dès que possible, dans deux heures, une, peut-être moins ? Il leva la tête, croisa le regard paisible de l’animal, qui avait simplement tourné la tête vers lui, avant de retourner brouter.

« Alors ? T’as choisi ? »

Sa mère surgit juste derrière lui, les mains sur les hanches, le regard pétillant. Elle était en pleine forme, visiblement, et surtout prête à lui poser la question qu’il aurait préféré éviter. Mais ce qui l’interrogeait avant tout, c’était l’absence de son père.

« Papa n’est pas avec toi ?

— Change pas d’sujet, Linlin ! gronda sa mère avec un sourire espiègle, accroupie juste à côté de lui.

— Maman…

— T’as choisi, hein ? répéta-t-elle en approchant son visage de lui. T’y vas ?

— Je… Oui, mais… Attends, éloigne-toi un peu… »

Elle se releva avec une souplesse inattendue pour une femme de son âge et fit craquer son dos avec un sourire confiant qui illuminait son visage. Elle secoua la tête et flatta la croupe de la jument, qui buvait désormais tranquillement. Elle laissa échapper un long soupir et ébouriffa les cheveux de son fils.

« Aaah, bon, tu m’soulages, Lin. C’bien qu’tu mettes c’t’histoire d’malédiction d’côté pour embrasser la vie, tu sais, c’en profitant d’la vie qu’tu comprendras qu’not’sort est pas si détestable qu’ça. Ton père et moi, si on est capables d’faire autant d’choses à notre âge, c’grâce à eux !

— Mais ils sont aussi notre faiblesse, et c’est ça qui me fait peur. Les plus jeunes, surtout, ils tombent malades, ils meurent, et avec eux notre monde tout entier. Vous n’en avez pas peur, vous ? De voir ce que vous avez de plus cher au monde dépérir devant vos yeux ? Sans que personne ne puisse rien faire ?

— C’la vie, Linden. C’la vie. S’ils meurent, nous mourons, si nous mourons, ils meurent. Partager not’vie n’dépend pas d’nous dans c’cas, et c’poids qu’nous portons nous force à faire un choix, celui d’toute une vie. Si on l’regrette, il nous mène à rien, il nous mène qu’à une vie d’solitude, d’tourments, c’qui entraîne l’oubli et la souffrance d’la redécouverte. Ton père m’a expliqué combien ç’avait été dur pour ses ancêtres d’découvrir la vérité après l’avoir oublié pendant longtemps. C’pour ça qu’tu dois partir, découvrir l’monde, rencontrer la personne avec laquelle tu partageras c’temps. Trouver l’amour, c’pas si facile, et ton père et moi sommes qu’un miracle, ou p’t’êt’bien qu’nous sommes même pas c’couple parfait qu’on voudrait t’voir former. Juste, c’le rêve d’tout parent d’voir son enfant heureux. Tu comprends ? »

Il hocha la tête. Oui, il comprenait. Il comprenait la solitude, il comprenait la douleur, et il ne regrettait pas de connaître son sort. Il savait, et c’était pour le mieux, mais il avait peur de la réaction des autres. Personne ne voudrait de cette malédiction, quand bien même elle ne serait pas si terrible.

« En tout cas, j’suis bien contente qu’t’aies changé d’avis, répéta-t-elle, parce que sinon j’sais pas c’qu’on aurait fait du ch’val.

— Du cheval ? Quel chev... »

De derrière la maison, un cheval sellé émergea, tenu par son père et suivi par une Els curieuse qui inspectait les jambes chaussées de bandes blanches inégales et le crin sombre qui se mêlait à un poil presque brun aux reflets roux, un grand sourire sur le visage.

« Vous avez acheté un cheval, déclara-t-il, le visage vierge de toute émotion.

— Oui oui, pour qu’tu puisses partir avec la p’tiote.

— Tu étais si sûre que je changerais d’avis ?

— J’suis ta mère, j’sais c’genre d’choses, moi, fit-elle avec une fierté non contenue.

— Et papa ? »

Toute impression de fierté et de puissance maternelle disparut et elle se mit à bredouiller à mi-voix, se détournant de son mari qui arrivait.

« Ah… euh… Lui dis pas qu’t’as décidé ça là maintenant, hein, sinon j’vais en entendre parler jusqu’à la fin d’ma vie.

— Non mais vraiment… soupira Linden en secouant la tête, les sourcils froncés. Et puis comment vous vous êtes débrouillés pour l’acheter ? Il ne vous a pas coûté trop cher j’espère ?

— Quoi ? Non, non, c’est un vieux du village, il a p’us b’soin d’son ch’val, il nous l’a donné pour pas grand-chose ! Il a dit qu’c’était aussi en remerciement d’tout c’qu’on f’sait pour l’village, mais bon, on a quand-même dû insister pour l’payer, c’comme d’habitude.

— Mais… Je croyais… Nos finances…

— E’vont très bien nos finances, Lin, t’inquiète pas pour ça. Pars avec la p’tiote, écris-nous, c’tout c’qui nous faut pour être heureux ici. »

Linden baissa la tête, la secoua, releva deux yeux humides vers sa mère et lui sourit avec douceur.

« Merci maman. »

Ce matin-là, Els et Linden laissèrent derrière eux la petite maison, ses poules, ses champs et ses arbres. Les parents du jeune homme, le cœur serré mais ravis, leur firent signe longtemps, bien après leur disparition au détour du chemin qui menait au village.

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