La Dernière Nuit

5 minutes de lecture

Els et Linden chevauchèrent pendant près d’une semaine, côte à côte, à chanter et à bavarder pour passer le temps. Ils s’arrêtaient aussi fréquemment qu’ils le pouvaient pour laisser leurs montures et leurs dos se reposer et pour soigner les égratignures de Linden, qui n’en finissait pas de se faire surprendre par sa monture au moindre coup de vent. Els savait que le hongre, un dénommé Fripouille, apparemment, avait été un cheval de trait pendant la moitié de sa vie. Il n’en était ni à son premier cavalier, ni à son premier voyage, et sûrement pas à son premier papillon. Il savait probablement pertinemment aussi, malgré les conseils et les explications de la jeune femme, que son cavalier n’avait jamais vraiment posé ses fesses sur une selle dans l’espoir de laisser un animal d’une tonne le conduire à destination.

Il portait bien son nom, cet animal. Mais le temps et la cohabitation forcée avaient fini par porter leurs fruits. Linden tenait mieux en selle, arrivait à prévoir les écarts et, de temps à autre, à y résister. Ce n’était pas encore une grande réussite, mais forger ce genre de liens prenait du temps, et ils ne pouvaient pas se permettre d’en perdre.

C’est ce qui trottait, le soir du sixième jour, dans la tête de la jeune femme, alors qu’ils séjournaient dans la dernière auberge que son maître avait inscrite sur la carte. Cela signifiait qu’ils atteindraient leur destination au plus tard le lendemain, si tout se passait bien.

La jeune femme rangea sa carte et se résolut à descendre en sentant le doux parfum de la soupe et de la viande de cerf grillé. Linden, qui tentait de prendre des notes de leur voyage, soupira et lui emboîta le pas avec soulagement. Son ventre gargouillait depuis un certain temps, mais il savait qu’il valait mieux la laisser travailler sur sa carte, quitte à aller manger et lui en ramener une écuelle. La déranger finissait le plus souvent par un regard noir et des reproches à mi-voix, tandis qu’elle retournait à son examen de la carte.

Dans la salle principale, rires et discussions s’emmêlaient dans une pelote incompréhensible dont les doux fils, parfumés par les odeurs de cuisine, attiraient la populace. Tout n’était pas très propre, mais la fréquence à laquelle les tablées s’enchaînaient ne laissait au personnel que très peu de temps, et l’arrivée, à cette heure tardive, d’une caravane complète de marchands était en train de compliquer une situation déjà prête à leur échapper des mains.

Cependant, ce devait être habituel, car le service, ce soir-là, se déroula sans accrocs, du moins jusqu’à ce qu’Els, épuisée à la fois physiquement et psychologiquement, ne s’en prenne à une voleuse de passage qui les avait pris pour des proies faciles et qu’elle se fit un plaisir d’afficher devant toute la taverne, en la prenant la main dans sa bourse et en l’immobilisant contre la table, la tête dans son assiette.

La garde locale ne put que constater la situation et la remercia pour son aide. Le tavernier, qui ne s’était aperçu de rien, lui promit de lui offrir son séjour en récompense de son action héroïque. Tous deux ne reçurent comme remerciement qu’un grondement indistinct, que Linden traduisit pour eux, en leur assurant qu’elle appréciait grandement leur sollicitude et que cette récompense n’était pas nécessaire, puisqu’elle n’avait fait que son devoir. Ce n’était pas la première fois qu’il avait à représenter la civilisation face à une Els dont l’épuisement se traduisait par une apathie et une conduite sauvage lorsqu’elle était relevée de toute obligation ou de tout objectif. Heureusement pour lui, elle conservait un minimum de manières, dont visiblement la politesse ne faisait pas partie, pas plus que le langage, en règle générale.

Elle finit son assiette, grogna de nouveau, se leva et partit sans un regard derrière elle. Linden ne s’en rendit compte qu’une minute plus tard et, comme ce n’était pas la première fois, il prit le temps de finir son assiette, de remercier la cuisine, de laisser tout de même quelques pièces sur le comptoir pour leur dîner, et il alla la rejoindre.

Elle s’était assise sur son lit, les yeux grands ouverts et l’air hagard.

« Ça ne va pas, constata le jeune homme en s’asseyant sur le bord de son lit.

— Ça ne va pas, répéta-t-elle presque mécaniquement.

— Tu as peur que Sa Majesté ne te croies pas ?

— J’ai surtout peur qu’il doit devenu complètement hors de contrôle, murmura-t-elle, désabusée. J’ai peur que nous ne parvenions pas à communiquer, à nous comprendre. Les lettres que nous avons reçues au palais… C’était affreux, c’était comme le voir descendre aux enfers. Chaque fois qu’il tentait une nouvelle approche, la lettre suivante nous décrivait en détails son échec, avant de nous décrire à nouveau ses espoirs et la vie autour de lui. On aurait dit deux personnes différentes, il perdait clairement pied, chaque nouvelle solution était plus improbable que la précédente, et de toute façon, elles ont toutes échoué. Toutes. Et personne ne le sait, mais si moi je ne réussis pas, si je n’arrive pas à dépasser les obstacles qui rendent le Roi Arsène fou, alors ce sera la guerre. »

Linden secoua la tête. Elle lui avait raconté, elle lui avait tout raconté, mais il peinait à le croire. Il trouvait franchement toute cette situation ridicule, et les conséquences étaient loin d’être proportionnées. Il ne put s’empêcher de répéter ce qu’elle lui avait dit au début de leur voyage.

« Tout ça… Parce qu’un noble en a insulté un autre, c’est ça ?

— Eh oui, soupira-t-elle en haussant les épaules. Ça s’appelle un crime de lèse-majesté. C’est probablement la raison la plus absurde qui soit pour déclencher une guerre, mais je ne suis pas sûre que ç’ait vraiment une quelconque importance maintenant. Il n’y a plus rien à faire pour ce qui a déclenché cette querelle, maintenant notre but, c’est de la régler tout en empêchant le roi d’aller chasser.

— Et comment on fait ça ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, soupira-t-elle en secouant la tête. Il faut que je parle au Roi, oui, mais s’il refuse de m’entendre ?

— Tu es bien la meilleure alliée de sa fille ? tenta Linden, les yeux au ciel à la cherche d’une solution miracle. La plus proche conseillère de la Princesse héritière ? La Reine elle-même a conseillé à sa fille de suivre ta prémonition ? Alors pourquoi le Roi refuserait-il d’en tenir compte ?

— Je crains qu’il n’ait changé. Il n’est parti que depuis quelques mois, mais les dernières nouvelles étaient angoissantes. Il n’écrivait pas toujours, ses rapports éludaient le sujet principal, il ne nous parlait que de la beauté de l’automne, de l’arrivée de l’hiver et de l’histoire des tapisseries de sa chambre. La guerre à venir n’avait pas l’air d’être son problème principal. »

Le regard sombre de la jeune noble surprit son compagnon de voyage. Il la savait pessimiste, mais elle ne disait presque jamais du mal des autres, et encore moins de la famille royale, qu’elle considérait comme sa véritable famille. Alors la voir dans cet état, l’entendre prononcer ces mots comme si elle n’était pas concernée par la situation, c’était quelque chose de hautement inhabituel. Et il n’y voyait qu’une raison, qui ne le rassurait pas vraiment.

« Tu crois vraiment que ça pourrait être la guerre au printemps ? »

Elle tourna son visage vers lui, croisa son regard, et d’un ton grave, elle hocha la tête.

« J’en suis certaine, Linden. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Renouveau ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0