Les Murs de Poussière

6 minutes de lecture

Ce n’est qu’en franchissant la porte qui menait au couloir qu'Els réalisa que les mains qui serraient ses bras se relâchaient, et qu’au moindre mouvement un peu brusque, elle pouvait prendre la fuite. Feignant de ne rien avoir remarqué, elle ralentit légèrement son allure, jeta un œil vers le visage du garde à sa droite, et qu’elle vit un sourire de connivence et un clin d’œil encourageant. Le chef de la garde en personne, qu’elle n’avait jusque-là pas remarqué, trop bouleversée, lui laissait sa chance.

Elle eut un sourire triste. Oui, dans d’autres circonstances, elle l’en aurait remercié et aurait disparu au détour d’un couloir. Mais pas cette fois. Elle se contenta de secouer la tête et de les suivre.

« Mademoiselle…

— Ça ne changerait rien, mon ami, murmura-t-elle, le regard baissé, au contraire. Il y a quelque chose que je dois faire.

— Dans ce cas, sourit-il doucement, rappelez-vous que nous sommes à vos côtés. »

Ils continuèrent à marcher, la jeune femme légèrement en retrait, droite et digne, mais au cœur tremblant, brisé, couvert de cicatrices et de plaies qui ne cessaient de saigner.

Ils s’arrêtèrent devant une lourde porte fermée à clef, s’engouffrèrent dans un couloir glacial et inhabité qu’elle reconnut comme étant l’aile désaffectée qu’elle avait traversée en arrivant, et puis ils s’arrêtèrent devant une nouvelle porte, sombre, en mauvais état.

Els échangea un dernier sourire avec le capitaine, la porte se ferma derrière elle, et la clef tourna dans la serrure.

La jeune femme relâcha son corps, son visage, tous ses muscles qui trahirent, soudain, son désarroi et sa douleur. Et pour y ajouter encore un peu plus d’inconfort, visiblement, personne n’avait été prévenu que cette pièce serait utilisée. Des draps recouvraient entre les chaises, le bureau, le lustre. Le plus ironique était sans doute l’absence de ces fameux draps au seul endroit où ils auraient été souhaités, le lit.

Toute la pièce sentait la poussière, des toiles s’étendaient d’un coin à l’autre des objets, et si la lune avait pu transparaître derrière les nuages, elle aurait fait scintiller l’air d’une bruine de neige identique à celle qui tombait à l’extérieur. Elle n’aurait pas été froide, mais la température de la pièce n’aurait pas eu à rougir face à celle de l’extérieur. Seule l’absence de la légère brise nocturne semblait trancher véritablement avec le temps qu’il faisait sur les toits.

Els baissa les yeux vers le tapis, puis vers la cheminée. Sans bûches, elle pouvait tout à fait s’en servir pour se réchauffer, à condition de trouver un moyen de faire du feu. C’était ça ou tomber malade. Et puis, ça lui occupait l’esprit. Elle ne voulait penser à rien, ce soir. C’était trop tôt, trop frais, ça faisait trop mal. Il fallait qu’elle avance, pour l’instant. Qu’elle s’installe dans cette pièce où elle allait passer du temps. Oui, elle devrait réfléchir, mais elle préférait le faire confortablement, ne serait-ce qu’au coin d’un bon feu.

Elle voulut soulever le tissu, mais la quantité de poussière la fit éternuer, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle en ait les larmes aux yeux. Et lorsqu’elle commença à pleurer, elle ne parvint pas à s’arrêter. S’écoulaient d’elle le stress des derniers jours, celui de l’avenir, la douleur de la petite fille abandonnée, celle de l’amante séparée de son aimé, celle de l’aventurière condamnée à l’enfermement, la douleur de la trahison.

Le regard de la neige ne la jugea pas. Ses mains, ses propres mains le firent. Elle voulut tout à la fois se venger, hurler, briser ce qui lui tombait sous la main, déchirer les draps, les rideaux, ses propres vêtements, ses cheveux, la porte, cette porte, briser fenêtres, miroirs, vases et cadres. Elle voulut en même temps pardonner, réparer, sauver, tendre la main, s’excuser auprès de tous, les protéger, les couvrir d’attention, de douceur, de gentillesse et d’amour. Elle voulait voir couler le sang et panser les plaies. Détruire et sauver le monde. Vivre et mourir.

Ses mains tremblaient, sans bouger. Ce qu’elle souhaitait, ce que son corps voulait, ce que son esprit appelait de ses vœux, rien, plus rien ne concordait. Plus rien ne faisait sens. Elle avait besoin d’aide. Quelque chose le lui criait, tandis que la porte, aussi bien dans son esprit que dans la réalité, restait fermée. Elle ne s’ouvrirait pas. Peut-être même ne s’ouvrirait-elle plus.

Non, il ne fallait pas y penser. Sécher ses larmes. Se relever. Aller ouvrir une fenêtre, sans doute. Oui, il fallait faire ça. Secouer le tapis. Trouver une chandelle. Allumer un feu. Trouver un endroit confortable pour dormir. Le créer. Même si elle ne parviendrait pas à dormir, il fallait qu’elle puisse essayer. Y croire. Espérer. Créer un lieu convenable, acceptable. S’y étendre. Ne plus penser à rien. Ne pas s’effondrer. Ne pas baisser les bras. Prendre le temps d’accepter la réalité, morceau par morceau, murmure par murmure, raison par raison. L’entendre, la comprendre, puis l’accepter. Ensuite, et ensuite seulement, il faudrait avancer.

La serrure cliqueta, faisant sursauter la jeune femme, qui se jeta vers la silhouette qui se glissait dans l’ouverture, avant de se retenir. C’était un être de grande stature, au teint hâlé et aux yeux clairs, perçants, qui cachait sous un fichu blanc de longs cheveux de jais savamment entretenus. Celle-ci jeta un regard vers elle, avant de se détourner.

Elle ne connaissait pas cette femme. Elle ne l’avait jamais vue. Était-elle là pour l’observer, pour l’espionner, pour rapporter ses moindres faits et gestes au Roi ? Lui parlerait-elle de ses yeux rouges, de ses mains qui tremblaient, du tapis déplacé ?

Sans doute, murmura-t-elle, en la voyant parcourir la pièce du regard, toquer à la porte, que l’on rouvrit de l’extérieur, passer et disparaître. Sans doute, oui. Alors… Alors, il fallait… Rester active.

Elle reprit sa liste mentale, commença à ouvrir les fenêtres, à aérer, à taper le tapis d’une main concentrée, l’autre plaquée sur son nez pour ne pas respirer la poussière. Ce tapis était si vieux qu’elle eut l’impression de l’avoir secoué pendant toute la nuit, lorsque la serrure s’ouvrit à nouveau.

Cette fois, elles étaient deux, et visiblement elles avaient du pain sur la planche. Des gardes les aidèrent à transporter leur matériel de nettoyage et verrouillèrent à nouveau la porte. Il faudrait s’y faire, visiblement.

Lentement, les deux servantes commencèrent leur ouvrage. L’une tentait de faire disparaître la poussière et les toiles d’araignées des meubles, tandis que l’autre découvrait le mobilier, nettoyait les surfaces et les vitres, plaçait de l’encens dans les coins, déployait les draps et les coussins. Il restait bien les bougies à installer sur le chandelier, le bois à mettre dans la cheminée, les tentures aux murs à dépoussiérer, mais elles n’étaient que deux et semblaient ignorer tout ce qui n’appartenait pas à la tâche qu’elles accomplissaient.

Sans doute, songea Els, leur avait-on interdit de communiquer avec elle. Elle était presque une prisonnière, à vrai dire, et cet homme… Il avait dû ordonner que l’on se méfie d’elle. Que l’on se méfie de ses mots, surtout, de ses gestes. D’elle, finalement.

Elle les observa d’abord sans bouger, consciente de sa position, puis elle considéra qu’elle ne pouvait pas rester là à ne rien faire, sans quoi sa mélancolie en profiterait pour la submerger, et elle refusait de se remettre à pleurer en public. Si ces femmes étaient bien des espionnes, elle ne devait surtout pas leur faire ce plaisir. Et si elles n’étaient que des travailleuses, alors elles apprécieraient sans doute qu’elle leur apporte son aide. Après tout il était tard, et elles devaient avoir autre chose à faire que de remettre une chambre en ordre.

Après s’être assurée que sa voix s’était posée et calmée, elle leur offrit son aide. La première réponse fut un froncement de sourcils et un geste évasif de la main, qui voulait tout et rien dire, et la seconde se résuma à un doigt pointé vers un chiffon et une bassine d’eau savonneuse, qu’Els lui apporta, avant de se diriger vers les chandelles et de commencer, sous l’œil attentif de la première servante, à les placer dans le chandelier. Lorsque cette dernière se fut assurée que tout allait bien, elle la laissa faire et reprit son plumeau et son chiffon.

Au lever du soleil, la chambre ressemblait enfin à un lieu de vie. Un lieu de vie froid et dépourvu de personnalité, certes, mais propre et aéré. Une cellule de prison confortable. Les deux servantes s’inclinèrent, puis toquèrent à la porte et quittèrent les lieux, laissant Els à sa solitude.

Il ne fallut pas longtemps pour que les larmes ressurgissent, dans le confort d’un lit bien fait, après deux nuits passées presque sans dormir. Et puis, au bout d’une heure, la fatigue prit le relais, et les sanglots se turent, laissant la place à une respiration apaisée et régulière.

De l’autre côté de la porte, une servante et un garde commencèrent à comploter contre leur Roi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Renouveau ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0